Je porte ce reste qui, en survivant, peut produire du nouveau
Un monde est sur le point de disparaître, il s’est presque effacé, il semble n’avoir plus aucune pertinence, aucune valeur. On le voit déjà mort, éteint, improductif, aussi passif qu’une cendre, et pourtant il en reste quelque chose, des souvenirs, des nostalgies, des détails qui peuvent sembler insignifiants. Et voici qu’un événement arrive, une occasion se présente, un tiers se manifeste. Il vient du dehors, n’a aucun lien apparent ou connu avec ce passé, il s’empare de l’un de ces détails (ou plusieurs) et lui procure une nouvelle existence. Le processus n’est pas clair, il peut être opaque, crépusculaire, surprenant, voire invisible. Si des chemins étaient attendus, ils sont omis, contournés. La survie invente d’autres chemins, elle n’est repérée qu’a posteriori. On ne s’attend pas à ce qui porte l’avenir, le succès n’est jamais assuré. Aveuglés par le nouveau, nous ignorons l’origine.
On trouve ce type de trace dans L’étreinte du Serpent (Ciro Guerra, 2015) où l’Indien Karamakate doit en passer par le travail de ses ennemis, les colonisateurs blancs, pour redonner une nouvelle vie à la caapi, dont il avait oublié la localisation et même les vertus. Il aurait aimé retrouver le monde ancien, mais c’est autre chose qui pourrait advenir. Dans Honor de Cavalleria (Albert Serra, 2006), Don Quichotte ignore s’il connaît encore le chemin pour aller dans un lieu qu’il ne connaît pas non plus. Il s’adresse à Sancho Pança, mais celui-ci ne lui propose aucune autre orientation que la sienne. Ce serait la fin d’un monde, celui de le chevalerie, si le livre de Don Quichotte n’avait pas été écrit par Cervantes. C’est le livre lui-même, dans sa forme étrange, celle du roman moderne, qui ouvre un autre chemin que seuls ses lecteurs futurs connaîtront. Heureusement les deux hommes avaient confiance, sans connaître l’objet, ni le sujet, ni l’horizon, de leur confiance.