L’archi-amour vient en-plus, en-trop, on ne s’en déprend pas sans autodétruire une part de soi-même
On associe souvent l’amour à la joie, au bonheur, à l’accomplissement de soi. On se dit que c’est l’événement le plus important, le plus positif qui puisse nous arriver – bien qu’on n’ait jamais expérimenté l’amour jusqu’au bout, ni toutes les formes d’amour. Je n’évoque pas ici les occasions où l’amour échoue à cause du manque de réciprocité ou de diverses circonstances extérieures, j’évoque des situations où l’amour est présent, passionnément partagé, et où malgré cela ou à cause de cela il conduit à des embarras, des souffrances, du malheur. Il n’y a pas qu’une seule modalité d’amour·s, il y en a plus d’une qui peuvent coexister, s’additionner, se conjoindre ou se contredire. La difficulté avec ce que je nomme archi-amour, c’est qu’il est toujours dans l’excès : trop prenant, trop exigeant, trop émotionnel, trop dissocié de tout ce qui peut faire société. Il s’avère qu’il n’est pas si facile de vivre sous l’emprise de l’amour, alors on prend des chemins plus ou moins reconnus, avoués, détournés ou tortueux, pour s’en défaire. C’est une autre tâche pour laquelle il n’existe pas de méthode, de mode d’emploi. La déprise peut survenir tout d’un coup, ou bien durer, ou bien s’avérer impossible. On se retrouve dans des situations ambiguës qu’il faudrait trancher d’une façon ou d’une autre, si on y arrivait. C’est là que le cinéma (ou la littérature, ou le théâtre) peut nous aider à y voir un peu plus clair.
Dans Deux Pianos, d’Arnaud Desplechin (2025), Claude Solal vit successivement et simultanément deux types d’amour avec deux hommes, son mari Pierre et son ancien amant Mathias, qui est aussi le père biologique de son fils Simon. Son amitié pour Pierre, son amour conjugal, ne s’est jamais démenti, mais quand, après huit ans, Mathias et elle se croisent au bas d’un ascenseur, ils sont tous deux paralysés. Incapables de se parler, ils ont des réactions parallèles : Mathias s’évanouit et Claude s’enfuit. Ils croyaient s’être défaits d’une relation si déstabilisante que Mathias était parti enseigner au Japon, et la voilà qui revient. On aurait pu croire que la mort de Pierre allait faciliter leurs retrouvailles, mais il n’en est rien. Étrangement, l’impossibilité pour eux de partager leur vie s’incarne dans leur enfant commun, Simon. Âgé de 8 ans, il devine que leur vie commune serait intenable, explosive. Grâce à lui, pour lui, ils dissocient leurs chemins. S’agit-il vraiment de déprise ? On ne le saura pas.