Pi (Darren Aronofsky, 1998)

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Comment accéder à la formule numérique de la création sans renoncer à la complexité de la vie ? Telle est la véritable énigme. On ne peut y répondre, à présent, sans condition, qu’à risquer le chaos.

Max Cohen1 est un mathématicien solitaire, quelque peu autiste, qui vit seul dans un petit appartement, entouré par Euclide, un ordinateur de sa fabrication bricolé avec tout ce qu’il peut trouver des techniques fin de siècle : disques, puces, fils, transistors et connecteurs en tous genres et en tous sens. Il n’est rattaché à aucune université, aucune institution, et ne vise ni la carrière ni la publication. Son obsession est de découvrir la numération originelle de l’univers, qui se présente comme une suite de nombres. On s’attendrait à une équation, mais ce mathématicien pas comme les autres ne semble pas faire de calculs de ce type : c’est une série singulière qui l’intéresse, une série qui pourrait éventuellement se répéter dans la suite des décimales du nombre Pi, ou dans une autre série de nombres qu’il découvrirait ailleurs, par exemple dans les caprices de la bourse et des marchés. Sol Robeson, son directeur de thèse, seul ami et confident, essaie de le dissuader car il est passé par les mêmes épreuves qui ont provoqué chez lui des maladies, un AVC, et surtout de l’angoisse. Si cette suite de nombres était découverte, nul ne sait ce qui pourrait arriver. Bien que Max s’en défende, il y a dans sa recherche une dimension métaphysique. Bien que des représentants de la religion et de la finance s’intéressent à lui, il n’a lui-même aucun souci d’enrichissement ni de découverte d’un monde supérieur, divin. Pour autant qu’on comprenne sa logique, sa connaissance de la suite de chiffres dévoilerait une chose inconnue, secrète jusqu’alors, mais pas un pouvoir, car Max est étranger à la question du pouvoir. Certes il pourrait imaginer que la série de chiffres soit associée à une puissance de création, mais il ne s’intéresse qu’à la connaissance, il n’imagine pas ce qu’on pourrait en faire. Certes Einstein a raisonné à peu près de la même façon, et l’on sait ce qu’il en est advenu : la pire des bombes. Max n’y pense pas dans sa tête, mais son corps porte le poids d’une responsabilité virtuelle, incontrôlable. Peut-être trouverait-il un équilibre s’il était vraiment solitaire, mais ce n’est pas tout à fait le cas car ses travaux sont connus à l’extérieur. Il y a les boursicoteurs qui espèrent se servir du Nombre pour toucher le gros lot, et il y a les Hassidim qui connaissent son génie et espèrent retrouver, grâce à lui, le Nom de Dieu que chaque année à Yom Kippour, dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem, le grand-prêtre prononçait en secret. Plus il s’approche de la solution, et plus ces individus s’en prennent à lui pour lui dérober sa découverte.

S’il n’y avait que des dangers extérieurs, ce serait supportable, mais Max est sujet à de terribles crises de type épileptique. Quand sa main commence à trembler, il faut qu’il avale précipitamment une combinaison de différents comprimés, qu’il se précipite sur une seringue et se fasse une piqure dans le bras. S’il échoue, des souffrances terribles s’emparent de lui, il finit par terre, prostré. C’est ainsi qu’il doit continuer sa recherche, entre les perturbations extérieures et la souffrance intérieure, entre l’agression sociale et les appels du corps. Il reste malgré tout convaincu que son travail est purement scientifique, que l’enjeu n’est que spéculatif et que les obstacles rencontrés ne sont que des inconvénients, minimes par rapport à l’immense ampleur de la tâche. Il rejette tout contact qu’il estime inutile, par exemple avec Jenny, petite fille qui a repéré ses dons de calculateur, ou sa voisine Devi, qui souhaite manifestement l’aider. Quand son ordinateur imprime une série de 216 chiffres sans logique apparente et une prévision boursière imprévue, il ne comprend pas ce qui arrive. Il jette le papier, mais la prévision était juste. C’est alors que se produit une convergence absolument inattendue, qui forme le véritable cœur du film. Par hasard il rencontre Leni Meyer, Juif religieux, qui lui explique que lui aussi est à la recherche d’un mot de 216 lettres. Encore 216 ! Max se confie à son professeur qui lui explique qu’il ne doit pas attacher d’importance à cette correspondance hasardeuse, mais il n’est pas convaincu, il sent que quelque chose est arrivé dans son cerveau. Quoi ? Le croisement du calcul scientifique et de la tradition cabalistique, qui ne s’opère pas n’importe où. Tout se passe comme si la correspondance inattendue entre chiffres et lettres avait migré de son ordinateur et s’était installée dans sa tête. C’est un choc, un chaos terrible. Qui peut lui fournir une confirmation ? Il essaie avec son ordinateur, la machine crashe. Il tente de raconter ce qui lui est arrivé à son professeur Sol, mais l’homme est déjà mort car il a découvert parallèlement le même chiffre. À l’issue de sa recherche, il se heurte à un interdit, mais lequel ? Et pourquoi est-ce interdit ?

Revenons à la signification du chiffre 216. Mathématiquement, c’est 6³. 6 x 6 x 6 est le volume d’un cube dont le côté à une valeur de 6 (par exemple 6 cm donne un volume de 216 cm³). C’est ce qu’on nomme en géométrie un cube parfait : équilibré, complet, symétrique, stable dans les trois dimensions, solide, harmonieux. Il n’y a pas de quoi détruire un monde ! Mais si l’on considère la signification cabalistique, il en va différemment. La tradition juive interdit de prononcer le nom de Dieu (יהוה)2, mais invente par une sorte de compensation un nom explicite (שם המפורש) qui s’énonce clairement et explicitement (Shem HaMephorash) et se divise en 72 noms de 3 lettres, ce qui fait 216. Ces 72 noms représentent, dans la tradition, les 72 énergies qui permettent au monde de fonctionner3. Ces énergies ne sont ni homogènes, ni harmonieuses. Elles forment l’arbre de vie dont les différentes forces sont en tension perpétuelle4. Dans le film Pi (un nombre irrationnel), ces deux noms sont rapprochés comme s’ils n’en faisaient qu’un, ce qui peut être considéré comme une erreur où le constat de la non-perfection du monde. Dans la tête de Max, la science et la Cabale se croisent, ce qui est insupportable. Il est obligé de s’en débarrasser en se trépanant lui-même avec une perceuse (rassurez-vous, il survit en bonne santé, Dieu merci). 

Mais soyons plus précis. Qu’est-ce qui arrive à Max ? Il cherche à connaître, scientifiquement, la numération originelle de l’univers. Il avance tout droit, sans condition ni concession, espérant trouver un chiffre parfait du type 6³. Mais voilà, les 216 chiffres qui se sont présentés à lui ont une correspondance littérale, et au lieu d’une belle création mathématiquement construite, il tombe dans la soupe cabalistique dont les lettres combinées ressembleraient plutôt au chaos originel. C’est une numération qu’il est préférable d’oublier, car certains vont s’en servir dans un but utilitaire (la finance) et d’autres dans un but messianique passablement risqué lui aussi. Il se rend compte que pour vivre, il ne faut pas numériser cette tension, mais la déployer dans la complexité de ces 72 domaines, ou attributs.

Sorti en 1998, le film occupe une place particulière dans l’histoire des réseaux : il a été le premier au monde disponible en téléchargement sur le web. Cette circonstance attire l’attention sur un clivage qui pourrait être porteur d’avenir. La découverte de Max n’est pas vraiment scientifique, elle est algorithmique. L’algorithme ne pense pas, et Max ignore comment le chiffre à 216 unités a été trouvé par une machine qu’il a élaborée dans l’obscurité. La rencontre avec la tradition le plonge dans un autre univers où le chiffre 216 est dérivé de trois versets consécutifs de l’Exode (14:19-21) qui sont tous trois composés de 72 lettres en hébreu5 et se terminent par une division des eaux, un passage dans la mer rouge. Comment se frayer un passage digne de ce nom dans l’océan algorithmique ? L’erreur de Max aura été de croire en cette production. Son professeur l’avait prévenu : C’est une question de croyance. Si tu veux t’en sortir, n’y crois pas. Le vieil homme n’a pas suivi ses propres préceptes. Il a cru à ces résultats dans lesquels il y avait plus qu’une vérité, un excès de vérité dont il est mort. Dans la scène finale, Max préfère tout effacer et se tourner vers la petite fille Jenny. Les résultats sont-ils pour autant effacés ? Probablement pas. Il faudra trouver un autre chemin.

  1. Interprété par Sean Gullette. ↩︎
  2. À l’exception du grand prêtre une fois par an, mais aujourd’hui plus personne ne sait le prononcer. ↩︎
  3. En voici la liste, dont on constatera qu’elle peut difficilement être harmonieuse : Transformation/Volonté, Fécondité/Fidélité, Construction/Responsabilité, Justice/Succès, Pardon/Harmonie, Guérison/Santé, Compréhension/Foi, Bénédiction/Récolte, Amour Inconditionnel/Grâce, Tolérance/Clarté d’esprit, Sagesse/Victoire, Protection/Refuge, Amitié/Union, Guérison Émotionnelle, Lucidité/Vision, Ordre/Justice, Équilibre/Sérénité, Éveil des consciences, Conquête des peurs, Communication Authentique, Vision Claire/Guidance, Création/Épuration, Prodiges/Merveilles, Guérison Spirituelle, Prophétie/Méditation, Révélation/Sagesse, Fertilité/Productivité, Âme Purifiée/Désir, Mission/Responsabilité, Réconfort/Consolation, Révélation, Clairvoyance/Protection, Fin de la Confusion, Libération/Évasion, Discernement, Réussite/Triomphe, Lien Divin, Force/Soutien, Lumière/Connaissance, Félicité/Chance, Force Morale, Richesse/Abondance, Gloire/Admiration, Protection Spirituelle, Volonté Divine, Amour/Charité, Fertilité/Soutien, Victoire sur les ennemis, Réconciliation/Amour, Équilibre/Guérison, Fin des addictions, Jugement/Justice, Vocation/Idéal, Pureté/Vérité, Création/Matérialisation, Liberté/Passage, Harmonie Intérieure, Force Vitale/Inspiration, Pureté/Illumination, Élévation Spirituelle, Intuition/Inspiration, Sérénité/Calme, Discernement/Vérité, Abondance/Richesse, Fin des Mauvais Esprits, Miracles/Restauration, Justice/Équité, Amour et Paix, Élévation/Transfiguration, Protection/Bouclier, Illumination, Renaissance/Éternité. ↩︎
  4. Tension décrite dans l’arbre séfirotique : 10 sefirot, 22 sentiers et plus. ↩︎
  5. 14,19- Le messager de Dieu, qui marchait en avant du camp d’Israël, passa derrière eux, la colonne nébuleuse cessa d’être à leur tête et se fixa en arrière. » 14,20- Elle passa ainsi entre le camp égyptien et celui des Israélites: pour les uns il y eut nuée et ténèbres, pour les autres la nuit fut éclairée; et, de toute la nuit, les uns n’approchèrent point des autres. 14,21 – Moïse étendit sa main sur la mer et l’Éternel fit reculer la mer, toute la nuit, par un vent d’est impétueux et il mit la mer à sec et les eaux furent divisées.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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