Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1967)

On ne peut photographier, dérober les images d’autrui, les interpréter, sans engager sa responsabilité, sans mettre en jeu sa culpabilité

C’est un type qui ne se sent aucun devoir par rapport à autrui. Il sait qui il est, un photographe célèbre1, il sait ce qu’il vaut (très cher, comme le montre sa Rolls), il sait comment il s’appelle, Thomas2, il se sait souple, rapide, efficace, et il n’a pas de doute. Il n’hésite pas à se déguiser en sans-abri pour prendre des photos dans un centre d’hébergement. Les SDF ne l’intéressent pas spécialement, il ne les connait pas, il dérobe simplement leur image pour les faire valoir dans un livre d’art, il signe, et tout le monde applaudit. Les individus filmés sont émouvants, touchants. Ce n’est pas sa première source de revenus car pour cela la photo de mode plus ou moins dénudée tient plus la corde, mais c’est probablement sa première source de reconnaissance, de prestige. Thomas n’est pas qu’un vendeur, c’est un artiste pense-t-on, et pense-t-il, et il n’est pas le seul, puisque le marché de l’art acquiesce avec volupté. Son regard est sans cesse en chasse. Il scrute les filles, les positionne, les déplace, les ordonne à sa guise, sous forme de performance (artistique) ou autrement3. Pour que son livre d’art soit parfait, il faut un contre-point, un contraste, et quand il découvre un couple d’amoureux dans un parc, il est ravi. Le parc est vide, la pelouse est bien verte4, les amoureux mobiles, expressifs, ils occupent l’espace, c’est magnifique. Il les prend en photo aussi abondamment que d’habitude, pensant qu’il en restera toujours quelque chose – et ce n’est pas de lui que vient la perturbation, c’est d’une autre.

L’autre, c’est Jane5, qui vient le supplier de lui donner la bobine. Elle a droit à sa vie privée, dit-elle, elle craint que si les photos sont connues sa vie familiale soit terriblement perturbée. Elle est prête à payer le prix qu’il faudra. Il prétend qu’il a autre chose sur la bobine, qu’il lui rendra les photos plus tard, et il l’invite chez lui. Elle réclame encore les photos, s’offre à lui (torse nu), sans se douter qu’il ne manque pas de jolies femmes. Leur relation est ambiguë, chacun fait semblant de séduire l’autre. Il croit la tromper, substitue les bobines et lui en donne une autre, une quelconque; elle le trompe aussi en lui donnant un faux numéro de téléphone. Elle s’en va, et c’est alors que commence le blow up, avec ses trois significations en anglais : agrandissement, révélation, explosion. Il développe les photos, les agrandit, et quelque chose se révèle à lui : une arme peut-être, un revolver. Il appelle son ami Ron et lui dit : Il y a quelqu’un qui essayait de tuer une autre personne. Je lui ai sauvé la vie! Rien n’a encore changé pour lui, deux petites anglaises6 arrivent pour se faire photographier, elles finissent à demi nues dans le cellier – comme il se doit, et quand il revient dans son labo, il comprend son erreur : il n’a pas évité un meurtre, au contraire, il y a un cadavre, les traces d’un meurtre. Il se précipite dans le parc et découvre, effectivement, un cadavre, couché sur l’herbe les yeux grands ouverts. Il regarde autour de lui, il cherche, il n’y a personne. N’ayant pas pris son appareil, il ne peut pas photographier. Il revient chez lui et trouve, en train de faire l’amour avec Patricia, son ami Bill, un peintre abstrait. De retour dans son atelier, tout a été dérobé. Il est l’arroseur arrosé : ayant volé les photos, on les lui vole. Elles ont été arrachées, les négatifs emportés, ils en ont juste oublié une, entre deux meubles, celle du cadavre, selon lui, si l’on pouvait être certain de ce que représentent ces taches irrégulières. Patricia arrive avec ses propres soucis. Il l’écoute et dit : Ce matin, j’ai vu un homme tué. C’est un témoignage sans preuve puisqu’il n’a pas vu le meurtre de ses propres yeux, puisqu’il n’a pas photographié le cadavre, puisque son premier cliché dans la scène du parc ressemble à une peinture abstraite. Il pourrait appeler la police mais ne le fait pas. Il voudrait être sûr de ce qu’il a vu et part à la recherche de son ami Ron, qui est aussi son complice, son agent. 

Arrêtons-nous là, pendant que Thomas erre dans les rues, avant qu’il ait vu Jane devant un magasin. Il est sûr d’avoir, sans le vouloir, photographié une scène de meurtre. Il est sûr d’être retourné sur place et d’avoir observé, de ses propres yeux, un cadavre. Il est sûr d’avoir été en relation avec une protagoniste de cette histoire, Jane, mais il n’a aucun moyen de savoir quelle rôle elle avait exactement. Complice ? Victime ? Spectatrice involontaire, comme lui ? Elle avait en tout cas quelque chose à cacher, elle a réussi à récupérer ou faire récupérer la bobine. Elle n’est pas seule, d’autres ont dû l’aider. Thomas se trouve au cœur d’une histoire qu’il est incapable de reconstituer, un complot, une affaire complexe qui pourrait ressembler à l’affaire Profumo, actuellement en cours en Angleterre, ou bien à une affaire d’espionnage. Mais ce n’est probablement pas à ça qu’il pense, il est ébranlé, il se demande quelle place il a eu, lui, quel rôle il a joué, lui. Il n’est plus un simple observateur, il est impliqué dans cette histoire, responsable. Pour la première fois, il se pose la question de la responsabilité du photographe, que ni les photos de SDF ni les photos de mode ne lui avaient fait soupçonner auparavant. Il y a eu un meurtre, et il doit rendre compte, pas seulement de son action de photographe, mais aussi du meurtre lui-même. Il est partie prenante à l’assassinat, et a peut-être été manipulé sans l’avoir su. Cet homme distant, indifférent, frivole, insouciant, est précipité dans un autre monde où il ne peut plus prétendre à l’irresponsabilité. Au contraire, il est pris dans une obligation, un devoir : comprendre ce crime, en analyser les aboutissants et la place qu’il occupe, même si la responsabilité qu’il découvre est inassumable. 

De très nombreuses interprétations ont été proposées pour ce film, j’en ajoute une : Thomas se sent obscurément coupable. Il est brutalement expulsé d’une certaine désinvolture partagée par une partie de la jeunesse des années 60, Jouir sans entrave. Voici que l’entrave arrive sans qu’il l’ait attendue ni anticipée. Quand il quitte son atelier, sa personnalité n’est plus la même. Il aperçoit Jane sur le parcours, debout devant la vitrine d’un magasin. Il essaie de la suivre, mais se retrouve dans un concert, une violente performance des Yardbirds au Ricky-Tick club. « Stroll on »7, chanson d’amour déçu, laisse entendre que Thomas pourrait être amoureux de Jane. Il pourrait s’énerver comme Jeff Beck qui casse sa guitare et en jette un morceau dans la foule. Il décharge sa tension en se précipitant comme le reste du public pour récupérer le manche, il l’emporte et finalement s’en débarrasse. Avec ce geste, ce n’est pas l’insouciance du jeune qui est revenue, au contraire, la désinvolture s’en est allée. Ce sont les choses sérieuses qui l’affectent, le soucient, il doit retrouver son ami Ron. Peut-être a-t-il compris que la photographie n’est pas un geste sans conséquence. Photographier, c’est remplacer l’être vivant par une trace, c’est tuer. La personne photographiée disparait purement et simplement, sans cadavre, il n’en reste qu’un bout de papier qui doit être interprété, commenté, légendé. Lui, il a cru voir le cadavre, il peut encore penser qu’il y a autre chose que la trace. Peut-être saisit-il inconsciemment qu’en tant que photographe, il est aussi un meurtrier. 

Il retrouve enfin Ron dans un appartement glauque, entre junkies et fêtards nauséeux. Il essaie d’expliquer la situation, mais l’autre est incapable de le suivre, et même de l’entendre. Tel qu’il est, saoul et drogué au canabis, même s’il accompagnait Thomas au parc, il ne serait pas en mesure de jouer son rôle de témoin. Alors Thomas épuisé s’endort sur un lit. Il ne retourne au parc que le lendemain matin, muni de son appareil photo, mais le cadavre a disparu. Il n’y a plus rien, pas une trace. Il n’a plus qu’à revenir sur ses pas. Alors intervient la scène dite des mimes8 qui n’est pas là pour rien, car elle porte l’interprétation d’Antonioni lui-même. On avait déjà vu ces jeunes gens grimés de blanc au début du film : ils parcouraient la ville en riant, saluant des passants qui ne répondaient pas, se jetant sur les voitures, étalant leur gaieté en contraste avec les SDF sortant dans la rue par une journée de pluie. Ils reviennent à la fin du film, faisant le tour du parc où Thomas constate la disparition du cadavre et de toute trace du meurtre. Les mimes sont toujours aussi gais, bruyants, exubérants, ils font le tour des cours de tennis avant de s’y arrêter. Un garçon et une fille entrent dans le cour et commencent à jouer, sans aucune balle. Normal direz-vous, pour des mimes. Ils jouent l’un contre l’autre, tandis que leurs compagnons soudain silencieux, sérieux, suivent du regard le parcours d’une balle absente. Thomas assiste au spectacle, souriant, et quand la pseudo-balle sort du cours, il lâche son appareil, la ramasse, et la relance. Un phénomène étrange se produit quand la balle est remise en jeu : on l’entend. On peut entendre le bruit de l’absence. Thomas s’éloigne et disparaît lui aussi avant le début du générique de fin. 

Antonioni est le penseur de la disparition. Anna disparait dans L’Avventura (1960), Aldo dans Le Cri (1957), et dans L’Éclipse ce sont les deux personnages, Vittoria et Piero, qui finissent par disparaître. Dans Blow Up, on voit s’effacer des photos, un cadavre ainsi que Jane, la jeune femme qui aurait pu raconter l’histoire. S’il témoignait, Thomas ne pourrait témoigner que de ce qui a disparu. Or c’est cela l’essentiel. Le disparu agit toujours, son spectre nous parle comme la balle absente des mimes, il nous change, nous transforme, nous culpabilise, nous invite à la responsabilité. Le jeune photographe est insouciant mais le souci du monde vient à lui, dissimulé sous le masque d’une charmante jeune femme qu’il croit rouler, en étant roulé lui-même. Il croit faire marcher les autres, et il sait maintenant que c’est lui qu’on fait marcher. Il croyait séduire les jeunes filles comme il le voulait, mais c’est lui qui est séduit, c’est lui qui est abandonné. Il ne retrouvera jamais le couple du parc, ce couple apparemment heureux qui venait apparemment de commettre un meurtre. Il restera avec ce souvenir, sa propre impuissance. 

Les années 60 se voulaient celles de l’innocence, de la déculpation, mais les manifestations pacifistes et les illusions de la technique ne pouvaient masquer la violence (guerre froide, guerre du Vietnam) dont Thomas est le quasi témoin. Il était sur place, présent au moment de la scène, mais il n’a rien vu. Malgré son regard de photographe singulièrement entraîné, il n’a repéré le meurtre qu’à travers ses agrandissements, les preuves ambiguës qu’il tirait des manipulations du négatif. Certes il a vu le cadavre de ses propres yeux, il a été sensible à la panique de la femme, il a examiné les photos sous tous les angles, il a subi lui-même la violence de ceux qui sont venus chez lui dérober les preuves du meurtre, il peut témoigner de tout cela, mais son témoignage ne peut qu’être indirect, in absentia. Il doit se résigner à l’impuissance, et ce n’est pas le pire, car le pire est l’effet en retour de sa propre incrimination. Pour lui, les SDF anonymes n’étaient que des quasi objets dépourvus de droits, de la matière à bouquins et à rapporter de l’argent, mais il ne peut plus penser de la même façon. S’il a refusé toute transaction (commerciale, sexuelle) avec Jane, il doit refuser toute transaction au sujet des SDF. Il n’était pas vis-à-vis d’elle une simple machine à photographier (comme il l’était avec les mannequins). Il lui a parlé, il lui a menti, il s’est engagé dans une relation avec elle en tant que personne, individu. Il faut maintenant qu’il gère un paradoxe : bien qu’il n’ait été pour rien dans le crime, il a perdu son innocence. Quoiqu’il fasse, qu’il prévienne ou non la police, il devra rendre des comptes.

  1. Inspiré par David Bailey – c’est un photographie de mode et un réalisateur de films publicitaires qui a vécu avec Catherine Deneuve entre 1965 et 1967. ↩︎
  2. Interprété par David Hemmings. ↩︎
  3. On peut souligner la dimension autobiographique du film, Michelangelo Antonioni étant lui-même toujours « en chasse » de quelque chose à filmer, y compris des actrices. De nombreux critiques ont remarqué que l’appareil photo de Thomas était aussi sa propre caméra, avec de nombreux décalages. ↩︎
  4. On dit qu’Antonioni l’a faite peindre en vert – c’est qu’elle ne l’était pas suffisamment, elle était loin d’atteindre la perfection des gazons dits anglais. ↩︎
  5. Interprétée par Vanessa Redgrave. ↩︎
  6. Il y a parmi elles Jane Birkin, la blonde. L’autre jeune fille, la brune, Gillian Hills, a vécu elle aussi entre la France et l’Angleterre. ↩︎
  7. Traduction française du texte : «  Flâner, / Parce que tout est parti, / La raison pour laquelle / tu m’as fait pleurer, / En me disant, / Vous n’avez pas vu. / L’avenir portait, / Notre amour n’est plus. / Si tu veux savoir, / Je t’aime tellement, / Et je ne veux pas te laisser partir. / Je me promène, / Je vais vous faire voir. / Je me promène, / Tu verras que tu m’aimes vraiment. / Je me promène, / À votre tour de pleurer. / Je me promène, / Vous aimeriez ne jamais avoir menti. /Vous allez changer d’avis, / Mais tu ne trouveras pas, / Plus de mon genre. / Je me promène, / Parce que tout est parti, / La raison pour laquelle. / Tu m’as fait pleurer, / En me disant, / Vous n’avez pas vu. / L’avenir portait, / Notre amour n’est plus. / Si tu veux savoir, / Je t’aime tellement, / Je ne veux pas te laisser partir. / Je me promène, / Je vais vous faire voir. / Je me promène, / Tu verras que tu m’aimes vraiment. / Je me promène, / À votre tour de pleurer. / Je me promène, / Vous aimeriez ne jamais avoir menti. / Vous allez changer d’avis, / Mais tu ne trouveras pas, / Plus de mon genre. » ↩︎
  8. Nommés aussi merrymakers, c’est-à-dire fêtards, en contraste avec les gardes et les religieuses qu’ils croisent. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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