Diamant Brut (Agathe Riedinger, 2024)

On ne peut valoriser « ce que je suis », la fiction identitaire du soi-même, que par une mystique de la reconnaissance de soi par autrui

Le film se déroule dans le mois qui sépare le jour où Liane1, 19 ans, se présente à un casting de télé-réalité, et le jour où elle apprend qu’elle a été retenue. C’est un temps d’attente, d’espoir intense, de doute, de détresse, d’excitation et de dépression. Le film se termine positivement, elle est retenue, mais il aurait pu se terminer négativement, ce qui bien entendu correspond au cas le plus fréquent. Il n’est pas sûr que cela aurait fondamentalement changé l’essence du film. On peut s’en sortir, affirme le film en conclusion, mais nous ne sommes pas du tout sûrs qu’elle, elle s’en sortira – toutes les filles retenues dans les émissions de télé-réalité ne deviennent pas actrices ou influenceuses, et toutes ne démultiplient pas leurs gains. D’ailleurs pour elle, dans l’immédiat, le plus important n’est peut-être pas là, le plus important est le message qu’elle transmet à ces interlocuteurs qu’elle ne connaît pas, les followers : J’ai réussi. Elle a déjà réussi, elle est déjà sortie de l’anonymat, et c’est pour elle un triomphe, c’était son désir le plus ardent. Elle a enfin démontré ce qu’elle est, ce qu’elle vaut, devant ceux qui la soupèsent, la commentent, la jugent. Tel était son objectif, elle a fait ce qu’il fallait pour ça, et elle peut être fière. 

Si l’on considère ce qu’elle est objectivement, d’un point de vue sociologique, c’est moins reluisant. À Fréjus, dans le logement social où elle vit avec sa mère Sabine2 et sa petite sœur Alicia, elle pense n’avoir aucune perspective, aucun avenir, avec le risque permanent de se faire expulser compte tenu des retards de loyers. Bien entendu aucun père ne se présente à l’horizon, elle n’a que des copines et un seul ami avec qui elle a partagé un séjour dans une famille pour enfants placés, nommé Dino3. Dino la courtise, il aimerait bien faire couple avec elle, mais elle refuse – trop banal, trop minable, trop misérable. Pour se faire de l’argent de poche, s’acheter des vêtements et des produits de beauté, elle n’a pas d’autre solution que de dérober des objets au supermarché voisin. Elle a été vendeuse un moment, et s’est servi de l’argent pour une opération de chirurgie mammaire. Elle se maquille outrageusement, se gonfle les lèvres, épaissit ses sourcils, s’habille très court, multiplie les brillants sur les escarpins (lourdes chaussures à plateforme) et la figure contourée4, choisit la robe la plus clinquante, se tatoue elle-même, projette sur les réseaux son image et compte ses followers (50.000) et ses like, sans jamais entamer aucune relation personnelle, ni avec une fille, ni avec un garçon, car elle est toujours vierge. Elle provoque les hommes avec un certain courage, mais ne leur cède jamais, leur fait comprendre qu’elle n’est pas pour eux. C’est ce qui fait de son rêve, la télé-réalité, quelque chose de religieux : il est préférable que ça reste un rêve, que le film s’arrête avant. Elle ne se sent bien que là, au bord de la défloration.

Paradoxe : pour démontrer sa valeur, pour faire la preuve de ses qualités les plus personnelles, Liane compte sur le regard des autres, qu’ils soient voisins, suiveurs, producteurs de télé-réalité, directrice de casting, banlieusards à moto, chirurgien plastique ou n’importe quelle personne qu’elle croise – sans parler de sa sœur et sa mère, qu’elle feint de mépriser mais dont elle attend l’approbation. Ce qu’elle a de plus personnel, de plus intime, ne peut exister que par ce regard extérieur en position surplombante, quasi divine. Certes il lui arrive de prier de la manière la plus classique, mais sa mystique à elle, qui résonne avec le titre de l’émission de télé-réalité à laquelle elle postule, Miracle Island (tournée en Floride), c’est la croyance ou plutôt la foi dans l’événement qui finira par arriver, quand les autres convergeront pour la désigner, elle, la distinguer parmi tous les autres, l’élire. Elle fait pour cela le choix de la beauté, ce mot n’étant pas compris au sens classique (la beauté naturelle d’un objet ou d’un paysage), mais au sens de l’accumulation des marques et des symboles les plus courants sur les parties les plus visibles de son corps : seins, fesses, jambes, ongles, etc. Bien entendu le vrai corps se voit sous celui de la bimbo, malmené, fragile, vulnérable, meurtri, etc. Dans ce monde sans autre désir, la beauté elle-même perd son sens. 

La même année, à Cannes, trois films ont saisi une réalité féminine parallèle : Anora (Sean Baker, 2024), palme d’or, The Substance (Coralie Fargeat, 2024), lauréat du prix du scénario5, et Diamant Brut, première réalisation à l’ouverture du festival, trois films qui présentent, en pleine période #Metoo, trois femmes hyper-sexualisées qui considèrent qu’elles n’ont que leurs corps pour seul atout, trois femmes qui espèrent sortir du banal, du quotidien, par un moyen qui les replonge encore plus durement dans le banal, le quotidien. Ces trois femmes dépendent, pour atteindre leur but, d’une puissance extérieure : le jeune oligarque pour Anora, une startup anonyme pour Elisabeth Sparkle, la foule des followers pour Liane. Toutes trois sont audacieuses, volontaires, décidées. Elles se croient autonomes, souveraines, mais c’est justement là, dans l’exigence de souveraineté, que le bât blesse – car en réalité rien de ce qu’elles affirment ne leur est singulier. Leur succès pour lequel elles combattent vigoureusement dépend de forces extérieures sur lesquelles elles n’ont aucune réelle influence. Liane se voudrait princesse sans prince charmant, mais c’est d’une foule de princes qu’elle dépend; elle rêve d’être aimée, mais les like qu’elle décompte n’ont rien à voir avec l’amour (ni avec l’amitié). Sa religiosité n’est qu’une addiction, un opium, le masque d’un évidement du désir : sexuel sans sexualité, demande d’amour sans amant, espoir de richesse qui s’évanouit dans la consommation, présent sans passé, etc. Au final, dans l’avion qui s’envole vers Miami, c’est son identité même, qu’elle revendique avec tant de passion, qui s’efface. 

  1. Interprétée par Malou Khebizi, comédienne non-professionnelle (au moment du tournage). ↩︎
  2. Interprétée par Andréa Bescond. ↩︎
  3. Interprété par Idir Azougli. ↩︎
  4. Contouring : transformer son visage en masque par différentes nuances de couleurs. ↩︎
  5. Tandis que l’année précédente sortait A mon seul désir, de Lucie Borleteau (2023). ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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