La Prisonnière (Henri-Georges Clouzot, 1968)

Testament de Clouzot : Il appartient à tout cinéaste digne de ce nom d’honorer un statut d’exception : le droit de se soumettre à sa guise, sans loi ni limite, les acteurs, personnages et autres items d’un film

J’ignore si Henri-Georges Clouzot pensait ou savait que ce film serait son dernier. Après l’échec de L’Enfer, il s’est surtout intéressé à la musique, pas n’importe laquelle puisqu’il a filmé Herbert Von Karajan sous tous les angles (Mozart, Beethoven, Schumann, Dvorak, Verdi) – non sans conflit entre ces deux personnalités dont les accointances avec le régime nazi ont été, un jour, soupçonnées. Quand il revient au cinéma, il n’a renoncé à rien. Comme le montre l’extrait de tournage filmé par Jacques Brissot1, il est toujours aussi exigeant vis-à-vis des acteurs et des équipes (voire plus), toujours aussi certain que tout vient de lui et doit revenir à lui. Ni la maladie, ni la dépression, ni le deuil, ne semblent l’avoir vraiment changé. La Prisonnière, interprétée par Elizabeth Wiener, répond au prénom féminin de José. Comme le titre du film l’indique, elle pense exercer sa liberté en s’écartant d’un compagnon normal, bienveillant, nommé Gilbert Moreau, pour se mettre sous la coupe ou l’emprise d’un homme, Stanislas Hassler, dit Stan, interprété par Laurent Terzieff, dont on ne peut savoir s’il l’instrumentalise purement et simplement ou s’il a quelque attirance pour elle, au sens classique du terme, voire d’amour, mais le personnage semble assez éloigné de cette notion. L’individu est un galériste reconnu dans le milieu parisien de l’art contemporain2, plus particulièrement spécialisé dans l’art dit optico-cinétique, dans la descendance de Győző Vásárhelyi (dit Victor Vasarely) dont le fils Jean-Pierre, surnommé Yvaral, a contribué au film, après avoir été embauché sur le tournage de L’Enfer. Stan s’est beaucoup enrichi par ce commerce, en vendant cher des objets peu coûteux reproduits en grande quantité (les multiples) et en exploitant des artistes comme Gilbert. Il vit solitaire dans un magnifique appartement gardé par un majordome, roule en mercedes, tandis que Gilbert et José, monteuse à l’ORTF, vivent en banlieue et se déplacent en transport en commun pour aller travailler. 

Dans cette configuration, le seul véritable créateur est Gilbert. Il ne cesse d’écarquiller les yeux, de scruter les visages, les objets, les mouvements qui se présentent à lui, d’observer les lignes, les fentes, les rayures, les déplacements et déformations, de prendre des notes pour réitérer ses trouvailles dans ses fabrications. Stan est, lui aussi, à sa façon, un obsédé du regard, mais l’art l’intéresse moins que le corps féminin. L’un est un inventeur, et l’autre un pervers. Ils s’opposent socialement, mais aussi idéologiquement, pulsionnellement. Ils apparaissent dans le film comme des polarités opposées, des rivaux, mais nous comprenons qu’il s’agit d’un seul et même homme : Henri-Georges Clouzot. Il est l’inventeur et aussi le producteur, le vendeur. Il est le compagnon amical et aussi le tyran, il est l’artiste et aussi l’industriel, le fabricant, il est le protecteur et aussi le dominateur pernicieux, autoritaire, fétichiste et quelque peu sadique. Cette duplicité rejaillit sur le personnage de José, qui n’est que la projection de cette double essence. En tant que compagne de Gilbert, elle se conduit en femme libre, et en tant qu’assujettie, elle est une créature soumise sous l’emprise de Stan. Le grand intérêt du film, c’est que cette posture n’est pas spécifique à Clouzot, elle ne tient pas seulement à sa structure mentale, elle renvoie à la position du réalisateur en général et plus particulièrement à la position de l’auteur, de ce genre de cinéaste qui réalise des films d’auteur. Dans ce film de méta-cinéma qui est aussi un essai théorique, Clouzot présente le droit à l’exception qui caractérise, selon lui, le statut de réalisateur.

Dans un autre vocabulaire, on peut dire que le thème de La Prisonnière, c’est la violence que le cinéma exerce sur le réel. La film ne pourrait pas exister sans la réalité d’un monde : par exemple la jeune fille qui cherche, sans préjugés, à vivre sa vie dans La vérité, la rivale qui veut éliminer l’épouse légitime en récupérant sa fortune dans Les Diaboliques, ou bien l’épouse qui ne croit pas trahir son mari en multipliant les amitiés dans L’Enfer. Pour devenir film, cette réalité doit être restreinte à une heure et demie d’images et de sons. Pour atteindre ce but, il faut, selon Clouzot, une volonté de fer. Il en résulte une préparation complexe, très codifiée, et un combat brutal pour forcer les acteurs à se conformer à cette préparation. Cela passe par un certain degré d’annihilation (soumission des acteurs, artificialité des décors), et une étonnante aptitude paradoxale à rendre compte du réel. La remarque de Brigitte Bardot qui a déclaré que, pour elle, La Vérité a été le film le plus important de sa vie (peut-être le seul) témoigne de ce paradoxe. Mais dans La Prisonnière il n’y a plus de paradoxe, c’est la franche monstration de ce qu’il en est : une personne (José) dans la position du spectateur, fascinée autant par le personnage de Stan que par les œuvres d’art qui l’environnent signées Julio Le Parc (Continuel mobile ou Cloison à lames réfléchissantes), Vardanega (Développement synchronique d’un cercle à l’infini) ou Nicolas Schöffer (Microtemps). Ces œuvres la perturbent, déstabilisent son attention, réduisent ses possibilités de raisonnement et de résistance. Elles incarnent concrètement et allégoriquement le dispositif cinématographique. En les choisissant, les montrant comme tels, Stan/Clouzot « agence », si l’on peut employer cet anglicisme, sa maîtrise du dispositif. 

Aller au cinéma, c’est s’enfermer dans une salle, et aussi dans un film. Stan se présente comme photographe amateur. Pour montrer son travail à José, il doit faire l’obscurité dans la pièce, projeter des diapositives sur un écran. Rapidement la projection se révèle un aveu : le mot rien en différentes calligraphies (ce à quoi il réduit les acteurs et va réduire José), le mot être (pour le désêtre), une femme en position soumise (il fait semblant de l’avoir incluse par erreur – évident mensonge). L’aveu est de Clouzot. Il a ouvert son film par une scène de marionnettes explicite : c’est le sens de son cinéma. Il est incapable de filmer sans instrumentaliser l’autre. Son alter ego Stan quitte brutalement José quand il se rend compte que José raconte à Gilbert tout ce qui leur arrive. Il peut accepter une relation sentimentale, mais il est hors de question que ce soit lui qui soit instrumentalisé. La relation doit rester dissymétrique : le photographe ou le cinéaste (homme) doit être le maître, le manipulateur. S’il perd cette place, par exemple en tombant amoureux, il se nie lui-même, il n’a pas d’autre solution que de se suicider. Quant à José, sans avoir cherché à se suicider, elle frôle la mort par désorientation, désagrégation optique. Les images se confondent, elle ne reconnaît plus Gilbert, elle le prend pour Stan. Envers et contre tout, il fallait bien que Clouzot, malgré son état dépressif, malgré son hospitalisation en plein tournage, finisse par gagner la partie. 

  1. Clouzot tourne, film de 7 minutes diffusé à la télévision dans l’émission « Dim Dam Dom » le 14 janvier 1968, avant même la sortie du film (20 novembre 1968). Jacques Brissot, artiste plasticien, peintre et cinéaste, était membre du Groupe de recherche image au Service de la Recherche de l’ORTF. ↩︎
  2. Sur le modèle de la galerie Denise René, qui a prêté l’ensemble des œuvres montrées dans le film. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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