Reflet dans un diamant mort (Hélène Cattet et Bruno Forzani, 2025)

Dans un monde sans enjeu ni avenir, il ne reste que des références, des compulsions, des poussées de fantasme, des traces de désir dont le sens se dérobe
Monsieur Diman1 n’a plus d’avenir. Au bord de la mer, dans un hôtel de luxe de la Côte d’Azur au-dessus de ses moyens, sur le point d’être expulsé, il regarde la mer, l’horizon, une plage de sable, un corps féminin, en sirotant un verre de Martini rouge (peut-être son dernier). Il ne lit pas les journaux, n’écoute pas la radio, se désintéresse de la vie sociale, politique, culturelle, ne fait rien d’autre que de se remémorer un passé reconstruit, ré-imaginé par fragments, détails, morceaux de bravoure, extraits de vieux fantasmes pas tout à fait abandonnés, voire peut-être inventés au fur et à mesure, ça n’a pas tellement d’importance. Il se réfugie de temps en temps dans sa chambre pour accomplir on ne sait quelles actions, sans doute bruyantes puisque sa voisine se plaint, mais cette voisine est elle aussi suspecte, elle pourrait être une espionne elle aussi, comme lui, ou la complice ou la représentante d’une autre espionne, par exemple Serpentik – toutes choses invérifiables car elle disparaît soudainement dans une voiture de sport. Il porte à la ceinture un revolver qu’il range soigneusement dans un meuble de sa chambre, à la vue de tous. On peut interpréter ce personnage comme un être fictif, échappé d’un film de genre ou d’une B.D. des années 1960-80, mais on peut aussi le considérer comme un homme du commun, un Monsieur Dupont ou un quelconque John Doe (mêmes initiales que John Diman) qui vivrait l’époque dans un tissu de remémorations, sans enjeu ni avenir. Faute de message, le film aurait alors, quand même, un sens. Nous sommes libres d’explorer cette voie.
Si Les Espions, de Henri-George Clouzot (1957) incarnait l’aube du film d’espionnage, Reflet dans un diamant mort en incarne le crépuscule. Le Clouzot des dernières années, Cattet et Forzani partagent une fascination pour l’op-art, les effets stroboscopiques et les dispositifs hérités du psychédélisme. Il n’y aura désormais plus d’espion, mais des appareils, des outils technologiques, des systèmes de surveillance. Plus de personnage engagé dans une tâche, mais des avatars, des avatars d’avatars et hybrides d’avatars substituables les uns aux autres, pas toujours capables de dire pourquoi ils agissent, et au service de qui – autre point commun avec le film de Clouzot, quand les espions, peu soucieux de ce qu’ils espionnent, se contentent de leur statut d’espion. C’est désormais eux-mêmes qu’ils surveillent, sans y parvenir. Il est rare qu’un espion donne son véritable nom, ce qui explique la prolifération des noms de marque du genre James Bond ou OSS 117, mais comme même les franchises finissent par ennuyer, on remplace la marque par la nostalgie des marques qui ne laisse à aucun espion le temps de devenir un individu, et ne lui laisse même pas le temps de s’informer sur sa mission. Le film affirme que Le diamant est mort. Le diamant, c’est les gouttes d’eau (ou de sueur) sur les seins d’une femme; ce sont les poignards qui se détachent d’une robe2, ce sont les yeux capables de percer les obstacles, ce sont les surfaces qui gardent en mémoire les personnes rencontrées (y compris les conversations), etc. Ces diamants, nous dit-on sont morts. M. Diman (un nom qui ressemble au diamant, sauf le petit (a)) espérait payer sa note avec eux, mais il s’est rendu compte a posteriori que ce n’était que de la verrerie. Au diamant vivant se sont substitués des objets abstraits : rayons, diffractions, contrastes plastiques, reflets, etc. Ce jeu référentiel ne permet même pas de payer ses dettes.
Mais alors, de quoi s’agit-il ? La mise en abyme en abyme en abyme du cinéma est peu originale, on la retrouve dans d’autres films qui, comme celui-ci, creusent un vide : de Ready Player One (Steven Spielberg, 2018) à Daaaaaali! et Le Deuxième Acte (Quentin Dupieux, 2023 et 2024), d’American Fiction (Nord Jefferson, 2023) à Leonor will never die (Martika Ramirez Escobar, 2022) et à X (Ti West, 2022), de L’Homme qui tua Don Quichotte(Terry Gilliiam, 2018) à In Water (Hong Sang-soo, 2023), etc, c’est même un topos de l’époque. Sans doute symbolise-t-il le vide dans lequel l’humanité post-trumpienne s’engloutit. À force de fuir le réel, on révèle un autre réel moins glamour. Le male gaze s’embourbe dans une guerre des sexes où les femmes ne font que combattre, préférant la virilité à la féminité incertaine que proposent les féminismes. À force de regarder dans le vide, le personnage principal, évidemment masculin, ne voit que des tortures, des corps transpercés, niés, émasculés, du sang et des larmes (figées dans la verrerie du faux diamant). On se demande ce que l’on pourra faire de la violence primordiale, à la prochaine étape, après le dernier affichage (supplémentaire) du mot « Fin ».
- Interprété par Fabio Testi. Le jeune Diman est incarné par Yannick Renier. ↩︎
- La robe métallique Paco Rabanne. ↩︎