Amour, alliance, plaisir

Faute d’amour ou d’alliance, il ne reste que le plaisir – j’en profite, et j’en pleure

Cette formulation abrégée dit beaucoup du monde contemporain. On croit avoir la possibilité, la capacité et le droit de profiter souverainement du plaisir. C’est un privilège de l’homme moderne, la conséquence du progrès et le résultat de la sécularisation. La jouissance est légitime pense-t-on, tellement légitime qu’on peut se sentir obligé, la viser comme devoir, en faire un engagement, un commandement. C’est le corrélat d’un monde imaginé à notre disposition, à notre service. Puisque les biens sont là, puisqu’il faut consommer, s’amuser, alors allons’y, faisons-nous plaisir sans limite. Mais bien sûr ce n’est pas si simple. Le monde résiste, il fait payer pour ce qu’on prend, il faut composer avec lui. Il faut faire des efforts, rentrer dans des discussions, des transactions. On peut espérer aboutir à des compromis et maximiser cette chose parfois difficilement définissable, le plaisir. On cherche des voies, des chemins pratiques, économiques, des solutions pragmatiques, mais ça ne marche pas. Il y a la raison quantitative : le monde ne procurera jamais assez, et l’autre raison qu’on a tendance à oublier mais bien plus exigeante : le calcul ne suffit pas, il faut une alliance. Une alliance n’est pas un contrat d’égal à égal, c’est un accord durable avec l’autre partie qui n’a ni le même langage, ni les mêmes critères. Comme l’amour, l’alliance est dissymétrique, jamais spéculaire. Elle oblige à entendre une altérité qui nous dépasse, nous déborde. On cherche à l’esquiver, mais elle revient par d’autres voies. Elle démoralise, déprime, gâche le plaisir. On s’interroge, on essaie de comprendre comment elle opère, mais le malaise n’est pas dissipé. On ignore comment les choses vont se terminer, rien n’est écrit à l’avance.

Un film emblématique donne à voir, sans fard, le processus : 2046 (Wong Kar-wai, 2004). Chow Mo-wan a vécu à Hong Kong, en 1962, une expérience difficile : un amour intense, interrompu sans perspective d’avenir, laissant un sentiment d’inachèvement, d’échec, qu’il s’est efforcé d’oublier. Parti à Singapour puis revenu sur le territoire, il a souhaité effacer, abolir, garder secret ce pan de son existence, sans succès. Il a privilégié jusqu’en 1966 une vie mondaine, sociale, exclusivement orientée vers la joie de vivre et le plaisir sensuel, mais sa tristesse n’a pas diminué. Il y avait de l’agrément, du divertissement mais pas de satisfaction, ni pour lui, ni pour ses comparses féminines. Chaque année, le jour de Noël, la douleur revenait. Pourquoi ? Le film ne répond pas mais constate l’aboutissement : des larmes. On ne sait pas comment, avec qui et sur quelle base faire alliance, mais sans alliance, le bonheur est inaccessible.

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