Archi-amour, inconditionnel

Rien ne conditionne l’archi-amour, et quand il survient, il n’est pas contrôlable

Quand on parle d’amour, sait-on de quoi on parle exactement ? Il n’y a pas vraiment de définition, les mots se suffisent à eux-mêmes, ou plutôt, disons que les mots déterminent la chose. Si je dis Je t’aime, ce n’est pas un constat, c’est un acte, un acte de langage. Tant que je dis Je t’aime, eh bien je t’aime, mais il n’est pas sûr que ça engage l’avenir. La phrase se dit au présent, on ne dit jamais Je t’aimerai, ou Je t’ai aimé, ce serait inaudible, ou dépourvu de sens. Au moment où je dis Je t’aime, je ne t’aime pas à telle ou telle condition, à tel ou tel moment, ou pour une durée déterminée, je t’aime absolument, inconditionnellement. Il y a dans la phrase un certain degré de perte de contrôle, un aveu : je n’y peux rien, c’est ainsi, c’est comme ça, c’est irréductible. Ce facteur irrationnel, qui n’est ni un engagement, ni un contrat, je le nomme archi-amour. Il est présent dans l’amour au sens habituel, conventionnel du terme, mais il peut aussi se manifester autrement. Tant que l’amour est compatible avec une vie sociale normale, usuelle, on peut en parler, utiliser le mot, ça ne choque personne. Il peut y avoir de l’amour dans un couple, une famille, ou entre deux personnes qui n’osent pas se l’avouer. Mais il arrive que l’archi-amour se manifeste ailleurs, dans des zones que la société a du mal à situer. On rencontre probablement des événements de ce genre dans la vie de tous les jours, mais il est très malaisé, voire impossible, de les documenter. Au contraire, dans les films, je crois qu’on peut déceler ce dont je parle, même si c’est parfois indirect, inexprimé. Prenons par exemple Compartiment n°6, ce film de Juho Kuosmanen (1921) qui décrit une brève romance, sans lendemain, entre Laura, jolie finlandaise plutôt intello, se retrouvant toute seule pour un voyage improbable en direction des pétroglyphes de l’île de Kanozero, et Ljoha, jeune russe passablement rustre qui se dirige vers la Sibérie pour trouver du travail. Il ne peut pas y avoir, entre eux, d’amour au sens conventionnel du terme, qui implique la possibilité de vivre ensemble, de partager des conversations ou des loisirs ou même de faire l’amour. Ils ne se diront pas Je t’aime et pourtant quelque chose passe entre eux, quelque chose qui va au-delà du rapprochement corporel ou affectif. Cela signifie qu’il peut y avoir de l’archi-amour sans amour, et aussi de l’amour tellement bien régulé qu’il n’y a en lui pas un gramme d’archi-amour. Il y a dans le film de Juho Kuosmanen un moment singulier de rencontre où les deux personnes s’enlacent, se touchent, se poursuivent l’une l’autre dans la neige. C’est un moment intense de bonheur et d’apaisement, un moment injustifiable, inconditionnel, qui ne remplit aucune des conditions propres à l’amour. Autre exemple : L’homme au crâne rasé, d’André Delvaux (1965). Un professeur, Govert, est amoureux d’une de ses élèves, Fran. Il s’ose pas l’avouer, change de travail, accepte un déclassement social, et un jour, alors qu’il vient d’assister à une autopsie dans le cadre de son nouveau job, il a l’occasion de retrouver Fran, devenue chanteuse célèbre, dans un hôtel. Il lui avoue son amour, comprend qu’elle a toujours tout su, et elle, en réponse, explique qu’elle voudrait se suicider. S’il veut lui faire plaisir, il faut qu’il la tue, et il le fait. Puis il s’évanouit, et l’on apprendra plus tard, alors qu’il se trouve dans un hôpital psychiatrique, qu’il l’a manquée. Il regrette cet amour, il voudrait revenir à son épouse légitime, mais c’est impossible. L’amour inconditionnel, irrationnel et inavouable, apparaît comme absurde, incompatible avec toute vie sociale, toute vie familiale. Il faut s’en débarrasser, le sacrifier comme il a sacrifié, en rêve, son objet d’amour, Fran. Mais ça ne marche pas. C’est plus fort que toute convention. On n’arrive pas à en sortir ou quand on en sort, c’est dans la douleur et l’autodestruction.

Il n’y a pas de symétrie dans l’amour de la contesse Livia Serpieri pour un médiocre officier autrichien, Franz Mahler, et ce qu’elle reçoit en retour. Senso, de Luchino Visconti (1954), est un film sensible, sensuel, qui met en scène un amour unilatéral, le sacrifice de sa condition par une femme qui ne supporte plus l’enfermement social et conjugal dans lequel elle est obligée de vivre. Elle trahit ses idées, son peuple, ses amis, sa famille, son époux, pour une passion dont la médiocrité ne lui apparaît qu’au tout dernier moment. Le contraste entre un engagement total, illimité, qu’on pourrait qualifier de sublime s’il n’était pas également sordide, et les petits calculs d’un manipulateur qui vit au jour le jour montre à quel point l’archi-amour peut se passer de réciprocité. Ne trouvant sa légitimité qu’en lui-même, il n’attend de l’autre qu’une confirmation de son narcissisme.

En une seule nuit d’été bruxelloise, chaude et orageuse, Chantal Akerman réunit 80 personnages affectés par l’archi-amour. C’est Toute une nuit (1982), film de rencontres, séparations, ruptures, étreintes, enlacements, invitations, fuites, appels, rejets, tout y passe, les corps se rapprochent ou s’éloignent, s’embrassent ou se repoussent sans qu’on en sache les raisons, sans que rien ne soit révélé de ce qui aurait pu déterminer ces passions, ces violences. Culpabilité, angoisse, interdit, transgression, le lieu de l’archi-amour reste crypté, inaccessible.

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