Les plus grandes civilisations ne protègent pas contre l’irruption soudaine de la barbarie
Il arrive que des cultures ou des civilisations s’effondrent, s’écroulent, qu’elles laissent place au chaos, à la violence de puissances incontrôlées. La chute est générale, globale, c’est la société dans son ensemble qui est ruinée. Mais l’irruption dont je parle ici est différente. J’évoque une civilisation active, dynamique, conquérante, en pleine possession, comme on dit, de ses moyens. Elle n’est pas sur le point de s’effondrer, au contraire, elle est correctement régulée, normée, pacifiée, elle a l’appui d’une large partie de la population, elle maîtrise ses ennemis, mais soudain quelque chose arrive, un événement inattendu, le plus souvent ponctuel, singulier, et les protections les plus solides, les mieux confirmées, perdent instantanément de leur efficacité. Ce peut être un accident local, un attentat, une attaque comme celle qui est décrite dans le film de Manoel De Oliveira, Un film parlé (2003), qui emporte Maria Joana, une petite fille âgée de cinq ans qui représente à elle seule l’avenir de tout un groupe. Les efforts d’éducation, d’explication, de transmission du patrimoine sont réduits à néant. À la stupéfaction du capitaine, l’excellente organisation des secours n’aura servi à rien. Les plus cultivés des spécialistes ne sont pas à l’abri de la barbarie.
Notre culture a traversé d’autres événements bien plus graves, comme le nazisme dont l’émergence est décrite dans le film de Luchino Visconti, Les Damnés, ou la Chute des Dieux (1969). C’est tout un monde, un pays, un continent qui sont entraînés dans une barbarie qui dure quelques années, et ensuite, comme si de rien n’était, ce monde, ce pays, ce continent se rétablissent et poursuivent leur petit bonhomme de chemin. L’écroulement a bien eu lieu, mais il est resté localisé et l’on s’efforce de faire comme si rien ne s’était passé.