Adresse à Jack J.Y. Deel : sur l’expression « l’éthique même » dans les ouvrages de Jacques Derrida
(Texte d’une intervention prononcée à Montréal, au colloque Derrida Today, le 25 mai 2018 (modifié))
Je vais m’intéresser à une formulation que j’ai trouvée pour la première fois dans une conférence tardive de Jacques Derrida, Béliers, prononcée en février 2003 autour d’un poème de Paul Celan et publiée la même année, peu avant son décès (octobre 2004). Il s’agit d’une expression qui m’a beaucoup intrigué : C’est l’éthique même. En général, Derrida utilise parcimonieusement le mot «éthique». S’il se méfie de ce mot, c’est à cause d’une confusion toujours possible avec une certaine mise aux normes qu’on nomme usuellement la morale. Dans cette expression, la difficulté est redoublée par l’emploi du mot «même». L’expression « l’éthique même» semble redoubler la notion d’éthique, elle devient l’éthique comme telle, une sorte de tautologie qui peut sembler très peu derridienne car elle laisse entendre qu’il y aurait une certaine immanence de l’éthique à elle-même. J’ai donc commencé à m’interroger sur la signification de cette expression, et peu à peu, à ma grande surprise, je me suis aperçu qu’elle n’était pas accidentelle ni isolée. Je l’ai retrouvée à six autres reprises dans l’œuvre de Derrida, soit sous la même forme, C’est l’éthique même, soit sous d’autres formes qui s’en rapprochent, C’est l’éthicité même, C’est l’indéniable même de l’éthique, C’est la bonté même, ou encore C’est la moralité même. Le plus étonnant pour moi est venu du constat que les occurrences de cette expression ne sont pas concentrées dans la période finale de l’œuvre, plus orientée dans les questions éthique. On les retrouve dans des textes ou des allusions qui vont de 1967 aux années 2000.
En analysant de près ces occurrences, je me suis rendu compte que ces expressions intervenaient le plus souvent dans un contexte où il était question de l’œuvre. L’éthique même, pour anticiper sur ma conclusion, ce serait le tout autre qui arrive, en-dehors de toute économie et sans calcul, en œuvrant, ou dans une circonstance où il est question, plus ou moins directement, de mise en œuvre.
Première occurrence.
Le première occurrence dans l’ordre chronologique m’a semblé donner l’une des clefs de l’énigme. Elle se trouve dans un texte consacré à Emmanuel Levinas, En ce moment même dans cet ouvrage me voici. Il s’agit d’une citation de La trace de l’autre1, où Lévinas utilise cette expression à propos de la liturgie.
Citation de Levinas: « L’œuvre du Même en tant que mouvement sans retour du Même vers l’Autre, je voudrais la fixer par un terme grec qui dans sa signification première indique l’exercice d’un office non seulement totalement gratuit, mais requérant, de la part de celui qui l’exerce, une mise de fonds à perte. Je voudrais le fixer par le terme de liturgie. Il faut éloigner pour le moment de ce terme toute signification religieuse, même si une certaine idée de Dieu devait se montrer comme une trace à la fin de notre analyse. D’autre part, action absolument patiente, la liturgie ne se range pas comme culte à côté des œuvres et de l’éthique. Elle est l’éthique même » (Emmanuel Levinas, La trace de l’autre, dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, p268).
Dans ce texte de 1963, que Derrida a lu dès sa parution comme il l’indique dans une note en bas de page de L’écriture et la différence, c’est la liturgie qui est l’éthique même. En nommant liturgie l’acte d’œuvrer, Levinas ne renvoie pas à un service divin, à un culte, mais à ce qu’il nomme (je le cite) un autre genre d’expérience « tout autre que l’être » (epekeina tes ousias), « absolument autre ». Une telle expérience, demande Levinas « ne nous est-elle pas fournie par ce qu’on appelle tout platement la bonté et par l’œuvre ? » (p266). Dans la phrase suivante, comme pour insister, il écrit Œuvre avec un Œ majuscule. Je le cite :
« Mais il faut dès lors penser l’Œuvre non pas comme une apparente agitation d’un fond qui reste après coup identique à lui-même, telle une énergie qui, à travers toutes ses transformations, demeure égale à elle-même. Il ne faut pas davantage la penser comme la technique qui par la fameuse négativité réduit un monde étranger à un monde dont l’altérité s’est convertie à mon idée. L’une et l’autre conception continuent à affirmer l’être comme identique à lui-même et réduisent son événement fondamental à la pensée qui est et c’est là l’ineffaçable leçon de l’idéalisme pensée de soi, pensée de la pensée. L’Œuvre pensée radicalement est en effet un mouvement du Même vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même. Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l’histoire d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ. L’Œuvre pensée jusqu’au bout exige une générosité radicale du Même qui dans l’Œuvre va vers l’Autre. Elle exige par conséquent une ingratitude de l’Autre. La gratitude serait précisément le retour du mouvement à son origine. Mais d’autre part, l’Œuvre diffère d’un jeu ou d’une pure dépense. Elle n’est pas en pure perte et il ne lui suffit pas d’affirmer le Même dans son identité bordée de néant. L’Œuvre n’est ni une pure acquisition de mérites ni un pur nihilisme. Car comme celui qui fait la chasse au mérite, l’agent nihiliste se prend aussitôt pour but sous l’apparente gratuité de son action. L’œuvre est donc une relation avec l’Autre, lequel est atteint sans se montrer touché. Elle se dessine en dehors de la délectation morose de l’échec et des consolations par lesquelles Nietzsche définit la religion » (pp266-267).
L’Œuvre ainsi définie par Levinas suppose une relation à l’Autre absolument gratuite, au-delà même d’une pure dépense. Une œuvre qui compenserait une dette à l’égard de l’autre, qui (je cite Levinas) se résorberait « en calculs des déficits et des compensations, en opérations comptables » (p267), perdrait sa bonté absolue. Cette liturgie n’est ni un acte charitable, ni un acte de foi. Elle exige un temps de retrait absolu, une rupture avec tout ce qui pourrait la réduire à une économie. Cette dimension de gratuité qui attire Derrida dès la première publication du texte de Levinas, en 1963, reviendra 50 ans plus tard, en 2003, dans Béliers, avec la même formule, C’est l’éthique même. En 1980, plus d’une quinzaine d’années après la découverte de La trace de l’autre, Derrida revient sur la même formule dans En ce moment même dans cet ouvrage me voici. Voici ce qu’il écrit :
« L’Œuvre [avec un grand Œ], telle qu’elle est à l’œuvre, œuvrée, dans l’œuvre d’E.L. [vous entendez ici la répétition du mot «œuvre »] et telle qu’il faut la lire si l’on doit lire « son » œuvre, ne revient pas – à l’origine – au Même. Cela n’entraîne pas qu’elle signifie dépense et pure perte dans un jeu. Un tel jeu serait encore déterminé, en dépense, par l’économie. La gratuité de cette œuvre, ce qu’il appelle encore liturgie, « mise de fonds à perte » ou « œuvre sans rémunération » ressemble au jeu mais n’est pas le jeu, « elle est l’éthique même », au-delà même de la pensée et du pensable. Car la liturgie de l’œuvre ne doit même pas se subordonner à la pensée. Une œuvre qui « se subordonnerait à la pensée » encore entendue comme calcul économique, ne ferait pas Œuvre » (dans Psyché I, p192).
Ce qui est remarquable dans ce texte de 1980, c’est que Derrida paraphrase presque textuellement le passage de Levinas que je viens de citer. Quand Derrida écrit « elle est l’éthique même », c’est entre guillemets, pour bien marquer qu’il s’agit d’une citation. Mais on ne peut comprendre la signification de cette paraphrase et la raison pour laquelle Derrida reprend cette formule à son compte qu’en lisant les pages 189 à 194 de Psyché I, où ce texte est reproduit, pages que je vais à mon tour paraphraser car il est impossible de les citer intégralement. Jacques Derrida produit, sur ces cinq pages, une analyse en abyme du concept d’Œuvre d’Emmanuel Levinas. Je dis « en abyme », car il mêle l’analyse détaillée de ce que dit Levinas dans La trace de l’autre, et de ce qui se fait dans l’opération performative de son corpus, c’est-à-dire de son œuvre. Tout tourne autour d’un néologisme, sériature, qu’on peut traduire comme une série de ratures. Il aura fallu que celui qu’il nomme E.L. (les initiales d’Emmanuel Levinas), ou « il » abandonne toute autorité, qu’il ne soit ni sujet, ni auteur, ni signataire, ni propriétaire de l’ouvrage, pour que ce « il », plus passif que la passivité, laisse œuvrer l’œuvre. C’est ainsi, en laissant œuvrer l’œuvre, que Levinas nous aura obligés. La sériature, c’est que cette série de retraits nous entraîne vers une trace passée, qui n’a jamais été présente, mais qui nous oblige. C’est en tant qu’elle se retire que la trace fait œuvre, et alors, bien que personne ne contraigne personne, l’œuvre ne peut plus revenir au Même. Si la liturgie de l’œuvre est l’éthique même, c’est à cause de cette surenchère dans la rature – cette affirmation gratuite qui porte en elle le mouvement que Derrida nomme sériature et qui conduit à rien de moins qu’au nom de Dieu, El [les initiales de Levinas], c’est-à-dire à l’inconditionnalité comme telle.
Deuxième occurrence.
On trouve une autre occurrence en 1984, lors d’un colloque sur les Altérités organisé avec Pierre-Jean Labarrière, Francis Guibal et Stanislas Breton au Centre Sèvres, qui dépend des facultés jésuites de Paris. Voici les deux citations :
« Heidegger dit en substance : L’éthique, qu’est-ce que c’est ? – C’est une discipline assez tard venue, en somme, dans l’histoire de la philosophie; elle en est dérivée, elle est déterminée, et la question qui importe, la question de l’être, est naturellement plus originaire que la question de l’éthique; et par conséquent faire dépendre la question philosophique, la question sur la philosophie, d’une question éthique, c’est ne pas s’interroger, d’abord, comme on devrait le faire sur l’origine de l’éthique et sur l’éthicité de l’éthique. A cette nécessité je suis très sensible. Ce n’est pas en signe de protestation contre la morale que je ne me sers pas du mot « éthique », mais ce mot est très chargé d’une histoire, d’une détermination historique; il me semble qu’il faudrait commencer par en faire la généalogie avant de s’installer dans un discours éthique » (Altérités, p70).
« Ça ne veut pas dire qu’on ne se conduise pas de façon éthique, on ne maintienne pas la nécessité de l’éthique, mais à hauteur de cette question-là [la déconstruction du discours éthique traditionnel], le discours éthique n’est pas tenable comme tel. Et même – voici de nouveau l’ultra-éthique – l’urgence ou l’impératif de ces questions de type déconstructeur peuvent être interprétés comme le devoir même, mais c’est un devoir qui commande de poser des questions au sujet de l’origine et des limites de l’éthique (Altérités, pp76-77).
On voit dans cette discussion improvisée que Derrida ne se limite pas à la question de l’Œuvre. Se référant encore une fois à Lévinas, dont il dit qu’il est prêt « à souscrire à tout ce qu’il dit », il situe l’éthique dont il parle, l’éthique même, au lieu où Heidegger situe l’être, avant toute détermination, tout étant, toute éthique constituée. L’éthicité de l’éthique (ou ultra-éthique), c’est le mouvement par lequel la singularité de la venue de l’autre inaugure et excède la loi. C’est le mouvement même de la déconstruction, son devoir, le devoir même.
Troisième occurrence et suivantes
Il y a, dans les années 1990, plusieurs occurrences.
a) Dans Donner la mort, conférence prononcée en 1990, Jacques Derrida emploie deux expressions proches, la bonté même, et la moralité même. Dans la première de cette citation, il écrit :
« Ce qui est donné – et ce sera aussi une certaine mort – ce n’est pas quelque chose, mais la bonté même, la bonté donatrice, le donner ou la donation du don. Bonté qui non seulement doit s’oublier elle-même mais dont la source reste inaccessible au donataire (…) Pour comprendre en quoi ce don de la loi est non seulement l’émergence d’une nouvelle figure de la responsabilité, mais aussi celle d’une autre mort, il faut prendre en compte l’unicité, la singularité irremplaçable du moi : ce par quoi, et c’est l’approche de la mort, l’existence se soustrait à toute substitution possible » (Donner la mort, dans la pagination de l’édition en livre de 1999, p63).
Pour Platon, l’homme ne peut recevoir ce qui est juste, beau ou bon que si l’âme se sépare du corps – ce qui ne peut arriver pleinement qu’au moment de la mort, comme l’explique Socrate dans le Phédon, juste avant de boire la ciguë. Une philosophie responsable suppose le refoulement du corps, du démonique, de l’orgiaque. Mais avec l’irruption du christianisme, il arrive quelque chose de nouveau. La responsabilité ne dépend plus d’une Idée (le souverain Bien), mais de la décision d’une personne, de sa foi unique, singulière. D’un côté, l’individu responsable est irremplaçable, mais d’un autre côté, il faut qu’il s’oublie lui-même pour exercer sa responsabilité. Pour transformer le Bien (Platon) en responsabilité à l’égard d’autrui, oublieuse de soi (le christianisme), il faut qu’une instance invisible donne la bonté. Depuis ce lieu « qui me voit sans que je le voie, me tient dans sa main », une donation a lieu, qui donne, insiste Derrida qui répète cette formule deux fois, la bonté même.
Dans ce passage, celle-ci est le don le plus inconditionnel, le don de la mort. Quand le sujet s’efface devant l’autre, la bonté ne peut être que donatrice.
b) Quatrième occurrence : en 1991. Dans Passions, Jacques Derrida utilise deux formules qui toutes deux renvoient à l’éthique même: l’indéniable même de l’éthique et l’éthicité ou la moralité de l’éthique. Citations :
« La responsabilité serait problématique dans la mesure supplémentaire où elle pourrait être parfois, peut-être même toujours, celle que l’on prend non pour soi, en son propre nom et devant l’autre(…) mais celle qu’on doit prendre pour un autre, à la place, au nom de l’autre ou de soi comme autre, devant un autre autre, et un autre de l’autre, à savoir l’indéniable même de l’éthique » (p28).
« Nous sentons bien ce paradoxe : un geste resterait a-moral (il resterait en deça de l’affirmation donatrice illimitée, incalculable ou incalculante, sans réappropriation possible, à laquelle on doit mesurer l’éthicité ou la moralité de l’éthique), s’il était accompli par devoir au sens de “devoir de restitution“, par un devoir qui se réduirait à l’acquittement d’une dette, par un devoir comme devoir-rendre ce qui a été prêté ou emprunté » (p95).
Il faut lire ces citations à partir de la question du devoir telle qu’elle est posée dans Passions. Invité à répondre à la lecture de ses textes par une dizaine d’auteurs, Derrida choisit une démarche oblique. Ce n’est pas au nom de soi, pour honorer une dette, qu’il répondra à l’autre, c’est en faisant don de son nom. Quand il parle d’affirmation donatrice illimitée, incalculable, c’est à ce don qu’il renvoie. On ne peut, dit-il, préserver un espace de non-réponse (ce qu’il est en train de faire performativement), qu’en ne demandant rien en échange. Telle est la responsabilité de celui qui ne s’adresse pas à un interlocuteur, mais à n’importe quel autre. Derrida ne répond pas à ses collègues et amis, il fait don d’une autre œuvre, dont le titre est Passions. En privilégiant des formulations redoublées, insistantes, indéniable même de l’éthique, éthicité ou moralité de l’éthique, il fait sentir que l’œuvre, en rendant la réponse impossible, laisse dans le silence un innommable ou un innommé. S’il y avait une essence de l’éthique, sans contenu, on ne pourrait la nommer que par ce biais indirect.
c) Cinquième occurrence : dans Spectres de Marx (1993), l »expression C’est l’éthique même est introduite dès les premières pages, avec la phrase : Je voudrais apprendre à vivre, enfin.
« Mais apprendre à vivre, l’apprendre de soi-même, tout seul, s’apprendre soi-même à vivre (« je voudrais apprendre à vivre enfin ») n’est-ce pas, pour un vivant, l’impossible? N’est-ce pas ce que la logique elle-même interdit? (…). Rien n’est plus nécessaire pourtant que cette sagesse. C’est l’éthique même : apprendre à vivre – seul, de soi-même. La vie ne sait pas vivre autrement » (Spectres de Marx, p14).
L’éthique même, dans Spectres de Marx, c’est qu’on ne peut pas apprendre à vivre, et pourtant il le faut. Ce que, pour cela, il faut faire survivre, c’est une œuvre, en l’occurrence celle de Marx, un revenant, sa trace. On ne peut pas prévoir ce qui aura lieu dans une œuvre, mais on peut affirmer, inconditionnellement, la nécessité de cet « avoir-lieu ». Evoquant Foucault, Deleuze ou Lacan, Derrida précise que la grande qualité de la génération de penseurs à laquelle il se rattache, c’est qu’elle n’a jamais renoncé à « un ethos d’écriture et de pensée intransigeant, voire incorruptible, sans concession même à l’égard de la philosophie, et qui ne se laisse pas effrayer par ce que l’opinion publique, les médias, ou le fantasme d’un lectorat intimidant, pourraient nous obliger à simplifier, ou à refouler » (p28). Céder à ces tentations serait, dit-il, une obscénité, un asservissement, une bêtise (p31). Ne pas y céder, produire inconditionnellement une œuvre, c’est l’éthique même.
d) Sixième occurrence, dans un autre hommage à Emmanuel Levinas, prononcé en décembre 1996, publié dès 1997 sous le titre Adieu à Emmanuel Levinas :
«L’intentionnalité s’ouvre, dès le seuil d’elle-même, dans sa structure la plus générale, comme hospitalité, accueil du visage, éthique de l’hospitalité, donc éthique en général. Car l’hospitalité n’est pas davantage une région de l’éthique, voire, nous y viendrons, le nom d’un problème de droit ou de politique : elle est l’éthicité même, le tout et le principe de l’éthique » (p94).
Dans ce passage, la surenchère autour de l’éthique continue. L’hospitalité inaugurée par Levinas, c’est-à-dire l’hospitalité inconditionnelle, ce n’est pas seulement l’éthicité même, c’est-à-dire l’essence de l’éthique, c’est aussi, en plus, en outre, le tout et le principe de l’éthique. On peut difficilement imaginer formulation plus forte. Dans la suite de ce texte, Derrida choisit de commenter un mot biblique, ambivalent et complexe, Sinaï. Ce mot renvoie d’une part au chapitre 33 de l’Exode, et d’autre part à la géopolitique du 20ème siècle, puisque le Sinaï est aussi une zone géographique rendue à l’Egypte à la suite du voyage de Sadate à Jérusalem en 1977. On peut dire que ce nom est distopique, qu’il appartient à plusieurs temps disjoints, à plusieurs instances (Adieu à Emmanuel Levinas, p116). Comme l’Œuvre, il enveloppe deux éléments hétérogènes : le visible et l’invisible, l’intentionnalité et l’hospitalité. Accueillir à la fois, dans le même mouvement, l’urgence immédiate du politique et les enjeux les plus secrets, ce serait cela l’éthicité même, le tout et le principe de l’éthique. Or cela est impossible, irréalisable dans la politique concrète: on ne peut l’envisager que par l’œuvre. L’œuvre, c’est la possibilité de l’impossible.
e) Pour la septième occurrence, dans les années 2000 : je reviens à Béliers, Le dialogue interrompu : entre deux infinis, le poème. Dans cette conférence prononcée en février 2003, Derrida analyse le poème de Paul Celan, Grosse, Glühende Wölbung (Grande Voûte incandescente, selon la traduction de Jean-Pierre Lefebvre). Il s’attarde particulièrement sur le dernier vers, Die Welt ist fort, ich muss dich tragen, (Le monde est parti, il faut que je te porte). Vers la fin du livre, voici ce qu’il écrit :
« Selon Freud, le deuil consiste à porter l’autre en soi. Il n’y a plus de monde, c’est la fin du monde pour l’autre à sa mort, et j’accueille en moi cette fin du monde, je dois porter l’autre et son monde, le monde en moi : introjection, intériorisation du souvenir (Erinnerung), idéalisation. La mélancolie accueillerait l’échec et la pathologie de ce deuil. Mais si je dois (c’est l’éthique même) porter l’autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l’altérité singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal (Béliers, pp73-74).
La question du deuil est, dans Béliers, rattachée à celle du poème, c’est-à-dire de l’œuvre. Alors que dans le deuil dit « freudien », normal ou réussi, on tend à intérioriser le souvenir de l’autre soit par incorporation, soit par introjection, il suggère une modalité du deuil dans laquelle on respecte l’altérité radicale de l’autre. Comment faire pour porter en soi le monde de l’autre sans l’intérioriser ni l’idéaliser ? Il faut le laisser œuvrer en soi. Ce serait cela, l’éthique même. Ce qui pour Freud est un danger, une pathologie, est pour Derrida constitutif de l’éthique.
[A noter qu’on trouve, dans les années 2000, au moins deux autres renvois à l' »éthique même » : a) dans le premier texte de Voyous, La raison du plus fort, prononcé le 15 juillet 2002 à Cerisy-la-Salle, où Derrida définit l’éthique pure comme un au-delà du politique, l’autre est respecté non pas comme un semblable, mais comme un absolu dissemblable, non reconnaissable et même méconnaissable. b) dans le tout dernier entretien déjà cité de Jacques Derrida avec Jean Birnbaum, daté du 19 août 2004, publié dans Le Monde sous le titre Je suis en guerre contre moi-même, et ensuite dans le livre posthume sous le titre Apprendre à vivre enfin (Galilée, 2005).]
Et pour finir (sans conclure).
Après ce parcours trop rapide dans ces sept occurrences de l’éthique même, il me faut conclure. Par cette reprise de la citation lévinassienne qu’il hyperbolise encore plus, dans l’horizon d’une sorte d’hyper-éthique, Derrida semble nous dire : Il faut œuvrer. Rien ne dit ni ne certifie qu’une œuvrance, si je peux oser ce mot, s’engage, et le fait de la nommer, de la signaler comme telle, ne suffit pas pour la définir. L’œuvrance, entendue comme exigence d’ingratitude absolue, est performative, c’est un mouvement indéterminé, celui de l’éthique même. Un mouvement ne se traduit pas nécessairement dans une œuvre constituée, instituée et indivisible. Il peut fragmenter, défaire ce qui se présente comme « une » œuvre, il peut désœuvrer, fragiliser encore plus les limites de l’œuvre. Œuvrer, dit Derrida, c’est devoir faire l’impossible pour une responsabilité sans fin. C’est une affirmation illimitée, incalculable.
- On trouve une formulation presque identique chez Levinas, dans La signification et le sens, un texte de 1964 publié dans Humanisme de l’autre homme, p44, Ed. Fata Morgana, 1972) ↩︎