L’amour lesbien tend à une suspension du phallique que la société, le discours, le patriarcat, tendent à suspendre à leur tour
Dans le prolongement d’une très ancienne tradition, la société moderne est fondée sur une alliance singulière entre le logos (la raison, le savoir, la science) et la fonction phallique (le patriarcat, l’organisation hiérarchique, la productivité) connue sous le nom de phallogocentrisme, un mot-valise inventé par Jack Y. Deel. Cette alliance est solide, pérenne, justifiée par ses résultats, son efficacité, y compris quand cette efficacité contribue à la destruction du monde et des milieux. Il est rare que des pratiques réussissent à la contester ou la suspendre. Peut-être est-ce le cas d’une des modalités de la relation lesbienne, telle qu’elle est décrite dans Je tu il ellede Chantal Akerman. Dans le dernier tiers du film, elle prend la forme d’un échange sexuel. Les corps se touchent, s’emmêlent, se caressent, se superposent sans ordre ni hiérarchie. Dans cette sorte de combat, aucune ne peut prendre le dessus. Si agressivité il y a, elle est effacée par un geste de tendresse ou d’amour (mais il ne s’agit pas d’amour conjugal, un simple amour d’immédiateté passagère, provisoire). Elles se sourient, s’embrassent, se lèchent dans une relation de pure sensualité qui limite l’affect, l’émotion, à l’instant présent. La dimension génitale est limitée au cunnilingus – la question de savoir si cet acte de pénétration peut être considéré comme phallique restant l’objet d’un débat (cf la protestation de Caroline Ducey à l’occasion du film Romance, de Catherine Breillet, 1998), on peut se dire que dans le contexte du film elle est a-patriarcale; mais le même contexte laisse une place à l’homme, à ses fantasmes et à sa sexualité. La suspension ne peut pas affecter l’intégralité du film. Il faut qu’elle soit toujours recommencée, comme il est dit au début : « Et je suis partie ». Il faut toujours repartir, et sur le chemin, la société insiste.