Détruire l’avenir est le pire des crimes, la plus sévère expression du mal radical
Lorsqu’une personne, une communauté, une institution ou quelque autre objet durable est détruit, le plus grave n’est pas le présent de son élimination, mais la perte de son avenir. Il est douloureux de mourir, au sens physique comme au sens spirituel, mais il est encore plus douloureux de ne plus exister, de perdre ses potentialités, ses virtualités d’avenir. Si la disparition arrive au bout d’un parcours, avec le sentiment d’avoir tout essayé, alors on peut encore l’accepter, la supporter, mais lorsque la disparition est prématurée, lorsqu’une personne jeune, un enfant ou un nouveau-né disparaissent par accident, maladie ou autre, alors tout ce qui aurait pu être réalisé s’en va également. Mourir n’est pas seulement un mal, c’est un mal radical, inexcusable, irréparable, intenable. Chaque tradition prend acte de cette perte avec ses propres outils : par exemple la réincarnation (ce que je n’ai pas pu vivre dans ce corps, je le vivrai dans un autre), la spectralité (je viendrai hanter la vie d’un autre), la généalogie (mes descendants feront pour moi ce que je n’ai pas fait). Pour l’athée, le moderne, le réel est plus cruel : ce qui n’a pas été fait ne se fera jamais. On ne remplacera pas une unique singularité par une autre. Dans Le Dibbouk (film de Michał Waszyński, 1937), les amants prennent le parti de l’inconsolable : ce qui est perdu est perdu, les enfants non nés ne naîtront jamais, les accomplissements n’auront jamais lieu. Nous faisons le choix de nous rejoindre dans la mort, mais nous savons que cela ne réparera jamais rien, disent-ils. Le couple d’Invasion (Hugo Santiago, 1969) accepte une semblable renonciation à l’avenir. Il se sacrifie pour une cause dont il ne connaît même pas le contenu – comme si le refus du présent suffisait pour justifier une perte incommensurablement plus grande. Le choix du mal radical est toujours irrationnel, insensé, ce qui ne suffit pas à l’empêcher (au contraire). Quand cette disparition arrive dans un monde qui se croyait stable, elle génère la stupéfaction. Il en va ainsi dans Un film parlé (Manoel De Oliveira, 2003), où la petite Maria Joana âgée de cinq ans retourne au dernier moment chercher sa peluche dans un bateau qui va exploser. Sa mère, tellement attachée à lui transmettre la culture, la civilisation, disparaît avec elle. La parole, la transmission, l’amour, n’auront pas suffi pour éviter l’inéluctable oubli des monuments et des œuvres. On pourrait continuer la liste, presque sans fin, de ce à quoi l’humanité a, jusqu’à présent, échappé. Mais la menace est constante, elle nous obsède.