L’irruption de l’extériorité, de l’étranger, de l’autre, rend le « chez soi » obsolète, il faut y renoncer
Je crois habiter un endroit, un lieu familier, j’y suis habitué, je ne doute pas un instant que cet endroit-là, et pas un autre, n’est pas seulement mon domicile officiel, administratif, c’est chez moi, mon lieu de vie. Et voici que cette certitude, d’un coup, vacille. Le lieu est le même, mes habitudes n’ont pas changé, mon mode de vie n’est pas différent, mais voilà, ce n’est plus la même chose, je ne suis plus le même (ou la même). Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est venu de l’extérieur. Je ne m’y attendais pas, je ne l’avais pas voulu, ni envisagé, ni souhaité, mais voilà, quelque chose s’est évaporé, ce chez moi n’est plus chez moi. Dans le film de Bas Devos, Ghost Tropic, Khadija, femme voilée d’un certain âge, prend la même ligne de métro depuis 20 ans. Elle fait le ménage dans des immeubles de bureau bruxellois et revient tous les jours dans ce lieu qui est le sien, chez elle. Mais ce jour-là, et pas un autre, elle s’endort dans le métro, se retrouve au terminus et doit rentrer à pied. Elle fait quelques rencontres sur le chemin : des étrangers, des inconnus, un SDF déjà mort et aussi sa fille, qui boit quelques gorgées de vodka avec un garçon. Que s’est-il passé exactement ? Qu’est-ce qui a changé en elle ? Le film ne donne aucune explication. Il nous montre le résultat : elle ne peut plus rentrer chez elle et se sent obligée de sortir dans le noir. Tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors, sa vie quotidienne, son organisation, ses priorités, tout est devenu extérieur, étranger, insupportable. Elle se demande comment prendre ça, si elle doit avoir honte, et ne sait pas répondre. Elle se retrouve dans la même situation que Natasha ou Nikolaï dans Le syndrome asthénique (Kira Mouratova, 1990). Les lieux familiers où ils ont vécu ont perdu toute valeur, emportant avec eux tout ce à quoi ils attachaient de l’importance : époux ou épouse, ami ou amie, collègues ou supérieurs hiérarchiques. Ils ne connaissent plus ces lieux, ne savent plus où ils sont, ne veulent plus y dormir. L’idée même d’un chez soi les ayant quittés, ils ne cherchent ni alternative, ni compensation. Ils ne sont pas d’ailleurs, d’un autre endroit, ils sont de nulle part.
On peut rapprocher de ces situations les deux films-limites de Chantal Akerman, Saute ma Ville (1968) et No Home Movie (2015), le premier et le dernier. Dans les deux cas, le lieu central est la cuisine, et pas n’importe quelle cuisine, la cuisine de la mère, celle où elle vit la plupart du temps, car Nelly, la mère de Chantal Akerman, sortait peu. Le lieu où l’on se rencontre, où l’on mange, où l’on parle, c’est par excellence le lieu du chez soi – que Chantal fait exploser en 1968 avant d’y revenir mélancoliquement en 2015 pour l’abandonner définitivement par l’acte ultime, le suicide. Ce chez soi n’était pas un vrai chez soi, c’était déjà un dehors, une extériorité toute aussi extérieure que la ville de New York montrée dans News from Home (1977), une trahison de l’intériorité, du passé, de l’histoire, qui a poussé la réalisatrice à voyager toute sa vie sans s’installer nulle part. Y renoncer, c’était aussi renoncer à la généalogie, se priver de toutes descendance.