N’étant plus engagé dans le « commun » du monde, je dois créer un autre monde « mon monde »
À la rentrée universitaire 2002, Jacques Derrida ouvre son séminaire par la phrase : Je suis seul(e), et il choisit comme texte à étudier dans l’année Robinson Crusoé (Daniel Defoe, 1719) et son île.
Citation : Entre mon monde, le « mon monde », ce que j’appelle « mon monde », et il n’y en a pas d’autre pour moi, tout autre monde en faisant partie, entre mon monde et tout autre monde, il y a d’abord l’espace et le temps d’une différence infinie, d’une interruption incommensurable à toutes les tentatives de passage, de pont, d’isthme, de communication, de traduction, de trope et de transfert que le désir de monde ou le mal de monde, l’être en mal de monde tentera de poser, d’imposer, de proposer, de stabiliser. Il n’y a pas de monde, il n’y a que des îles. C’est là une des mille directions dans lesquelles je serais tenté d’interpréter le dernier vers d’un court et grand poème de Celan : « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen », poème de deuil et de naissance que je n’ai pas le temps de lire avec vous : le monde est parti, le monde s’en est allé, le monde est au loin, le monde est perdu, il n’y a plus de monde (pour nous soutenir ou nous fonder tous les deux comme un sol), je dois te porter (soit en moi comme dans le deuil, soit en moi comme dans la naissance, tragen se disant aussi de la mère qui porte un enfant, dans ses bras ou dans son ventre). Nous sommes weltlos, je ne peux que te porter, je suis le seul à pouvoir et à devoir te porter, etc. Mais sommes-nous weltlos, sans monde, comme Heidegger dit de la pierre et de la chose matérielle qu’elles sont weltlos ? Évidemment, non. Alors, comment penser l’absence du monde, le non-monde ? Un non-monde qui n’est pas immonde ? » (La Bête et le Souverain, p31)
À chaque « je » son monde, dit-il dans cette citation, et entre les mondes des différents « je », il n’y a pas de passage possible, pas de communication. Nous vivons dans des mondes-îles, des mondes isolés sans aucune notion de l’autre monde, celui de mon proche, mon voisin – et peut-être même vivons-nous successivement dans plusieurs mondes, comme Robinson Crusoé qui s’est soudainement retrouvé seul dans son île, avec Vendredi.
Dans son film Pulp Fiction (1994), Quentin Tarantino invente un autre monde, un univers singulier qui ne semble avoir aucune connection avec notre monde social, courant. Ce sont deux îles, deux socialités qui répondent à des règles différentes. Dès lors que nous pénétrons dans l’un (le film), nous abandonnons l’autre (la vie réelle). En multipliant les citations, les situations, les dialogues, les allusions, les marques d’humour ou d’ironie, le film se retire du monde habituel, il en supprime provisoirement la nécessité. Certes nous continuons à croire, dans le coin de notre cerveau qui reste associé à la réalité, que la vérité se situe plutôt du côté du monde réel, effectif, mais notre expérience du moment contredit cette croyance. En réussissant à nous dégager du monde commun, le réalisateur porte un autre monde qui n’a plus d’autre référent que lui-même. Comme Daniel Defoe, il porte la crédibilité ses personnages dans ce monde-là, il en assure la substance, l’incarnation. C’est ainsi que nous prenons l’habitude de vivre dans plusieurs mondes parallèles.
Il arrive que pour des raisons politiques, psychologiques, éthiques ou autres, nous préférerions expérimenter un autre monde à l’écart de celui-ci, même si nous le qualifions de fictif. C’est le cas de Dong-wha, le jeune homme mis en scène par Hong Sangsoo dans Ce que cette nature te dit (2025). Il ne tient pas à rentrer dans la course à la reconnaissance, au prestige, à la réussite sociale. Il préfère vivre avec des moyens modestes, limités, s’adonner à la poésie et la méditation. C’est ce qu’il explique assez naïvement aux parents de sa petite amie Jeon-hee. Ceux-ci seraient tous prêts à le croire, s’il avait un talent exceptionnel, s’il avait capable de devenir un écrivain ou un grand poète. Mais ce n’est pas le cas : les talents de Dong-wha sont limités. Il serait un homme assez banal, un homme du commun, s’il n’avait pas choisi ce style de vie. Comment accepter qu’un tel homme puisse réussir à vivre dans un autre monde, qui n’est pas celui que la société actuelle nous impose ? Ils ne le croient pas, le ridiculisent, le méprisent et finalement le rejettent. C’est toute la difficulté de la déprise, elle ne se constitue pas facilement comme monde.