Retrait du monde commun

Je ne suis plus engagé dans le commun du monde

À la rentrée universitaire 2002, Jacques Derrida ouvre son séminaire par la phrase : Je suis seul(e), et il choisit comme texte à étudier dans l’année Robinson Crusoé et son île. « Entre mon monde, le « mon monde », ce que j’appelle « mon monde », et il n’y en a pas d’autre pour moi, tout autre monde en faisant partie, entre mon monde et tout autre monde, il y a d’abord l’espace et le temps d’une différence infinie, d’une interruption incommensurable à toutes les tentatives de passage, de pont, d’isthme, de communication, de traduction, de trope et de transfert que le désir de monde ou le mal de monde, l’être en mal de monde tentera de poser, d’imposer, de proposer, de stabiliser. Il n’y a pas de monde, il n’y a que des îles. C’est là une des mille directions dans lesquelles je serais tenté d’interpréter le dernier vers d’un court et grand poème de Celan : « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen », poème de deuil et de naissance que je n’ai pas le temps de lire avec vous : le monde est parti, le monde s’en est allé, le monde est au loin, le monde est perdu, il n’y a plus de monde (pour nous soutenir ou nous fonder tous les deux comme un sol), je dois te porter (soit en moi comme dans le deuil, soit en moi comme dans la naissance, tragen se disant aussi de la mère qui porte un enfant, dans ses bras ou dans son ventre). Nous sommes weltlos, je ne peux que te porter, je suis le seul à pouvoir et à devoir te porter, etc. Mais sommes-nous weltlos, sans monde, comme Heidegger dit de la pierre et de la chose matérielle qu’elles sont weltlos ? Évidemment, non. Alors, comment penser l’absence du monde, le non-monde ? Un non-monde qui n’est pas immonde ? »

Je ne vais pas échanger avec Jacques Derrida qui n’est plus qu’un spectre, mais avec Jack Y. Deel, mon contemporain. À chaque « je » son monde, dit-il dans cette citation, et entre les mondes des différents « je », il n’y a pas de passage possible, pas de communication. Nous vivons dans des mondes-îles, des mondes isolés sans aucune notion de l’autre monde, celui de mon proche, mon voisin – et peut-être même vivons-nous successivement dans plusieurs mondes, comme Robinson Crusoé qui s’est soudainement retrouvé seul dans son île, avec Vendredi. C’est le cas d’un cinéaste comme Quentin Tarantino, lorsqu’il a écrit et réalisé un film comme Pulp Fiction(1994). Entre son monde social, courant, et celui du film, il ne semble pas y avoir de connection. Ce sont deux îles, deux univers qui répondent à des règles différentes, et dès lors que nous pénétrons dans l’un (le film), nous abandonnons l’autre (la vie réelle). En multipliant les citations, les situations, les dialogues, les allusions, les marques d’humour ou d’ironie, il se retire du monde courant. Ce n’est plus le monde fictif qui est inexistant, c’est le monde commun – dont nous continuons à croire par ailleurs qu’il est le monde réel, effectif. Le réalisateur dont on dit qu’il est le premier de son style, de sa catégorie, l’Indé(pendant), n’étant plus engagé dans le monde commun, il doit porter un autre monde qui n’a plus d’autre référent que lui-même, l’Indé, et il doit porter les personnages dans ce monde-là, assurer leur salut.

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