Il n’y a plus de monde, je survis dans un sans-monde
Dans la première séance du séminaire La bête et le souverain, Vol II 1, à partir de l’étymologie du latin mundus (réalité circulaire propre, pure, parée), tu suggères que la perte d’un monde renvoie à la défaillance d’un ordre, d’un arrangement, d’une totalité ou d’un cosmos. Tu t’appuies ensuite sur quelques passages de Kant pour soutenir que le monde, en tant qu' »idée régulatrice de la raison », ne tient qu’à un comme si, als ob (« Agis comme si ta maxime devait servir en même temps de loi universelle pour tous les êtres rationnels »). Il faudrait faire comme si l’homme était régi par ses intérêts, mais ce n’est qu’un comme si, qui laisse ouvert le sens du mot « monde ». Ce comme si indique pour toi que les vivants sont toujours menacés par la défaillance du monde commun. Ils font semblant de cohabiter ensemble en tant que vivants, d’être tous portés dans le même espace, bien que cela ne rompe pas leur solitude. « Personne ne pourra jamais démontrer que deux êtres habitent le même monde », dis-tu. Le monde commun est marqué par une fragilité, une dissémination inéluctable. Rien n’assure qu’il puisse continuer à exister comme tel. Bien que, depuis des millénaires, toute notre existence dépende de la croyance en un monde un, cette croyance peut s’effondrer. À tout moment son effacement, la fin d’un monde, peut survenir – et cela arrive effectivement, sur un plan individuel (angoisse, folie) ou social (crise, guerre). Il faut donc, quand le monde s’en va ou quand il fait défaut, faire comme si il reposait sur un fondement, une certaine stabilité. C’est la nécessité d’un contrat, une alliance. Pour faire monde, il faut que je te porte, comme si nous habitions le même monde. En te portant, je fais en sorte qu’il y ait un monde, juste un monde, sans condition, le temps d’un don.
Le cas de Sue, dans Sue perdue dans Manhattan (Amos Kollek, 1998), est l’une des figures les plus pathétiques du sans-monde. Dans sa façon d’exister, ce qui opère comme monde se réduit à l’échange sexuel, mais ça ne suffit pas. On ne peut rien construire sur cet échange, ça ne fait pas monde, et comme elle est terrorisée à l’idée de faire autrement, elle vit dans un sans-monde où même la vie finit par perdre son sens.
On trouve dans Eat the Night (Caroline Poggi et Jonathan Vinel, 2024) une autre façon de vivre dans un espace dépourvu de monde. Entre le jeu vidéo pour Apo et la vente de drogue pour Pablo, tout semble bien se passer, jusqu’au moment où les deux béquilles s’effondrent. D’une part le serveur du jeu Darkmoon est désactivé, d’autre part le trafic est interrompu par la police et une bande rivale. Le sans-monde, qui prévalait depuis le début sans qu’ils s’en soient rendus compte, se révèle alors dans toute sa cruauté.
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