Pour qu’il y ait œuvre, il faut que la différance soit impossible à arrêter
Au cinéma, par définition, la question de la différance ne peut se poser que par le biais des films, c’est-à-dire à chaque fois par une œuvre. Quand je dis « à chaque fois », je ne dis pas pour tous les films, je parle de certains d’entre eux, ceux où quelqu’un (vous, moi) peut trouver la trace d’un certain mouvement singulier qui va au-delà des systèmes d’opposition ou de différence usuels. En général, les films qui n’alignent que des stéréotypes ou des scénarios surfaits n’entrent pas dans cette catégorie. Bien sûr il y a des exceptions, il y a toujours des exceptions, et elles sont imprévisibles – aucune règle ni anticipation ne peut être assurée. La différance n’est pas une chose qui pourrait se présenter comme telle, elle surgit pour un regardeur, un auditeur, dans une certaine situation, à un certain moment de sa vie, de son expérience. Si je vous dis, par exemple, que l’enjeu de Mort à Venise (Luchino Visconti, 1971) est la panique qui saisit le personnage, Gustav von Aschenbach, au moment où il a l’impression, voire la certitude qu’il perd ou qu’il a perdu, définitivement, la faculté qu’il avait auparavant, de faire venir la différance, je ne sais si vous me croirez, si vous prendrez au sérieux mon assertion. Ce compositeur, ce chef d’orchestre, ce professeur, sait qu’il ne peut plus rien apporter de nouveau, et il sait aussi qu’il ne peut pas revenir en arrière . Le mouvement créatif de la différance, dont il a pu penser qu’il pourrait se réitérer pour toujours, s’est figé avant même son arrivée à Venise. Dans le récit, la rencontre de Tadzio, cette icône de la beauté, puis du choléra qui conduit à la mort, ne font que confirmer ce constat. Mais au-delà du récit, quel que soit l’aboutissement final de l’histoire, le film nous invite à penser non seulement ce qu’il en est de l’art, mais aussi ce qu’il en est de la vie. La différance s’est dissociée d’Aschenbach, mais pas de Visconti. Le réalisateur nous fait sentir qu’il est, lui, le continuateur de Gustav Mahler ou de Thomas Mann, et non pas le clone d’Aschenbach. Certes, sur le chemin de la différance, il y a un prix à payer : le sacrifice du jeune acteur Björn Andrésen, mais le plaisir que nous trouvons à voir ce film, l’appel qu’il nous lance pour nous engager nous aussi sur le chemin du supplémentaire, le justifie amplement.
On peut mentionner d’autres films qui portent la différance : Minuit à Paris (Woody Allen, 2011), où elle fait craquer les couples, Les étendues imaginaires (Yeo Siew Hua, 2018), , où elle fait craquer l’espace, ou Tres(Juanjo Giménez-Peña, 2022), où elle tient à un décalage subtil dans le temps – elle ne sera jamais la même, et elle ne sera jamais identique à elle-même.