La Mouche (David Cronenberg, 1986)
Quand, dans la plus conventionnelle des histoires d’amour, l’hybride fait irruption, c’est comme chair monstrueuse, maléfique, pulsion de mort, dont il est impossible de se débarrasser
Le film commence comme une histoire d’amour assez quelconque. Veronica Quaife1 travaille comme journaliste sous la direction de son ancien amant Stathis Bornas qui n’a jamais digéré leur séparation. Lors d’un reportage qui semble prodigieusement l’ennuyer, elle rencontre Seth2Brundle3, un scientifique qui prétend que son invention va bouleverser le monde. Elle ne le croit pas, mais accepte quand même de l’accompagner dans son atelier. Elle n’est pas déçue, car l’invention de Seth est vraiment extraordinaire : la téléportation, qui permet de déplacer un objet d’un point à un autre, sans avoir à le transporter4. L’objet à son point d’arrivée est identique à ce qu’il était à son point de départ, sauf pour les objets vivants, animés : Seth a tenté de téléporter son babouin favori, mais celui-ci est arrivé dans un triste état. Veronica s’attache à ce scientifique génial5 mais solitaire. Elle prend des notes et filme la progression des travaux, dans l’espoir de raconter son succès final : la téléportation d’un humain. Tout va bien jusqu’au jour où soudainement elle part, à la suite d’un appel téléphonique de son ancien compagnon (qui est aussi son patron). Déçu, se croyant trompé, Seth tente le tout pour le tout : il se téléporte lui-même. Dans un premier temps la réussite semble extraordinaire, il acquiert des capacités physiques étonnantes, il se sent humain, purement humain. Mais une mouche s’est malencontreusement introduite dans l’expérience, et une métamorphose s’empare de lui. Peu à peu son corps se détériore, il perd ses ongles, ses dents, sa peau. Il n’est plus un humain mais Brundlefly, un hybride homme/insecte. Il devient capable de grimper sur les murs, il tient collé sous les plafonds, à la manière d’une mouche. Son identité a basculé : de plus en plus insecte et de moins en moins homme, de plus en plus brutal et de moins en moins compatissant, il garde la capacité mentale d’analyser la situation. Veronica pourrait l’abandonner, mais elle reste attachée à lui, d’autant plus qu’elle est enceinte. Le futur enfant sera-t-il un humain, un insecte ou une combinaison des deux ? Paniquée, elle décide d’avorter avec l’aide d’un gynécologue interprété par David Cronenberg lui-même, mais Seth l’en empêche et la force à participer à une nouvelle expérience de téléportation qui devrait unir, selon lui, la femme, l’homme et le futur enfant. Grâce à Stathis l’expérience échoue pour Veronica, mais ce qui reste de Seth se retrouve combiné avec la machine elle-même. Après cette ultime hybridation, Veronica trouve le courage de le tuer (mais on ne sait pas ce qu’il advient du foetus).
Réalisé sur commande entre Videodrome (1983) et Faux semblants (1988), deux films complexes qui appellent des interprétations multiples, ce film direct, à l’histoire linéaire et univoque6, a été un formidable succès commercial7. Il est resté pour de nombreux spectateurs un film modèle, une référence à la fois effrayante et rassurante : effrayante par la mutation dégoûtante du corps, mais rassurante parce qu’au fond tous les stéréotypes, tous les poncifs du genre sont respectés : l’amourette qui dure malgré la transmutation, la dangereuse contamination par l’animalité, la crainte panique devant l’hybridation, l’appel au secours à l’égard de l’ancien amant, la victoire finale des purs humains (à l’exception du foetus, dont le sort reste incertain), l’auto-destruction du scientifique irresponsable, etc. S’il suffit d’une toute petite impureté (une mouche) pour déclencher une catastrophe, alors il est préférable de séparer radicalement l’humain du non-humain. Ne prenons pas de risque, faisons tout pour que l’intégrité de l’homme soit respectée (et à défaut restaurée). Pour compenser le body-horror, le film exalte la pureté. La téléportation elle-même est, selon Seth, une purification – car les défauts parasitaires des objets n’y survivent pas. C’est bien ce qui lui arrive dans un premier temps : il se transforme en gymnaste, ce qui suppose une maîtrise et un contrôle parfaits de tous ses mouvements. Veronica en est stupéfaite. Le film semble endosser cette pureté : l’intrigue est simple, lisse, sobre, solide8, avec une narration et des effets spéciaux convaincants. Il n’y a rien en trop ni en manque, tout y est explicité sans ambiguïté – à l’exception du destin du foetus. Le film continue à fasciner par sa limpidité, son évidence – comme s’il était évident que l’hybridité, par essence, est maléfique, mauvaise, qu’elle ne peut conduire qu’à la catastrophe.
Tout irait bien dans le meilleur des mondes sauvé par l’ultime coup de feu de Veronica, s’il ne restait pas un foetus. La souillure subsiste, elle survit, hors champ du film. Veronica fera-t-elle encore appel au gynécologue-réalisateur pour s’en débarrasser ? On peut soupçonner que la fin du film est un leurre. Il y a encore des savants fous, des moyens techniques illimités (ou presque), des expériences aventureuses, et même plus que jamais. Veronica a peut-être donné naissance à un enfant mixte animal/humain (voire animal/machine/humain), qui vit encore parmi nous.
- Interprétée par Geena Davis. ↩︎
- Dans la bible, Seth, ancêtre de Noé, est le troisième enfant d’Adam et Ève, conçu après le meurtre d’Abel par Caïn. Il vient donc en plus, en supplément, après le premier crime fraternel. ↩︎
- Interprété par Jeff Goldblum. ↩︎
- Pas étonnant qu’il ait eu ce désir, car lui-même se déplace difficilement car il a le mal des tansports. ↩︎
- Attachement facilité par le fait qu’à l’époque, les deux acteurs formaient un couple. ↩︎
- La nouvelle de George Langelaan à l’origine du film La Mouche noire (Kurt Neumann, 1958), a été publiée en 1957 dans les pages de l’édition américaine de Playboy. ↩︎
- Le plus grand succès de toute la carrière de David Cronenberg. ↩︎
- Ce qui est rarement le cas des films dits d’horreur. ↩︎