Le Dernier Tango à Paris (Bernardo Bertolucci, 1972)

Ce qui, en-dehors de toute règle, s’interpose dans les brèches de la famille, du lien conjugal, est brutal, excessif, traumatisant, destructeur

Marlon Brando interprète Paul, un Américain de 45 ans1 qui vit à Paris depuis sept ans, dont l’épouse Rosa vient de se suicider. Son cadavre est encore exposé dans l’hôtel de passe qu’elle gérait avec sa mère. Paul ne comprend pas les raisons du suicide, il est en deuil, il pleure, il exhibe son ambivalence en s’adressant directement à elle. Maria Schneider, âgée de 19 ans2, interprète Jeanne, une jeune fille de 20 ans sur le point de se marier avec Tom, lequel est interprété par Jean-Pierre Léaud3. L’un et l’autre se trouve en situation limite par rapport au mariage : pour Paul il s’est brutalement terminé, et pour Jeanne, il est sur le point de commencer. Dans cette phase de liberté provisoire, transitoire, ils se rencontrent par hasard dans un appartement à louer en face du pont Bir-Hakeim, à Paris. Il est triste, prostré, tandis qu’elle est plutôt bavarde, séduisante avec sa mini-jupe. Ils font l’amour, par terre, très vite, dès leur première rencontre. Paul loue l’appartement, y fait venir ses meubles, et pendant les jours qui suivent, ils se retrouvent régulièrement en ce lieu à peine aménagé pour échanger quelques paroles et des jeux sexuels. Paul ne révèle pas son nom, il veut rester anonyme et refuse d’entendre le nom de Jeanne. Il lui interdit tout récit de sa vie, ne veut pas que le monde habituel, la vie courante, s’interposent dans leur relation. Tous deux obéissent plus ou moins à l’injonction. Ils essaient de se parler par grognements animaux, mais ne peuvent pas s’empêcher de confier des souvenirs – vrais ou faux. Jamais ils ne constituent vraiment un couple, mais se présentent comme deux adversaires, deux corps fragmentés et antagonistes. Quand Jeanne rejoint Tom, elle revit son enfance, son passé, mais quand elle se trouve en compagnie de Paul, elle ne doit rien avouer de sa famille, de sa généalogie. 

Petit détail supplémentaire : Tom a fait venir des cameramen pour fixer dans la pellicule les derniers jours de célibat de Jeanne. Il s’agit de répondre à une commande de la télévision : « Le portrait d’une jeune fille ». La critique tient rarement compte de cette digression qui fait du cinéma une apologie de l’amour conjugal, conventionnel. Par contraste avec le film de Bertolucci (celui que nous voyons), il n’y a pas de frayage dans ce type de film-archive, « familial » comme on dit, monument de l’amour, stèle érigée pour figer le passé dans l’éternité. Ce n’est pas de ce côté-là que l’événement peut surgir.

Il est devenu impossible, aujourd’hui, de parler de ce film sans évoquer le « scandale Maria Schneider ». Lequel ? Il y en a plusieurs. Les scènes de nudité et d’érotisme (elle se masturbe devant lui, introduit ses doigts dans son anus, prend un bain nue tandis qu’il reste habillé) ont conduit à faire censurer le film dans plusieurs pays4, mais ce n’est pas cela l’essentiel. Le scandale d’aujourd’hui est concentré dans une scène bien particulière, une scène qu’on pourrait nommer fondatrice à cause de ses conséquences : la scène dite « du beurre » ou « du viol »5, qui a traumatisé la jeune actrice, s’est transformée en une sorte de métonymie du film (représentant le film à elle seule), et est apparue comme la cause ou une des causes des problèmes de drogue et d’addiction qu’a connus Maria Schneider. Un biopic réalisé en 2024 par Jessica Palud, intitulé Maria, reprend cette thèse et va jusqu’à faire un remake de la scène du beurre en la situant dans son contexte. On ne prête pas toujours attention aux détails de cette scène, notamment aux dialogues (omis dans le film de Jessica Palud). Il vaut la peine de les citer intégralement.

SCÈNE DU BEURRE

Paul montre le sexe de Jeanne. – Do not open it dit-elle. – Why ? – I don’t know. Do not open it. – What about that, can I open that ? (Elle ne répond pas, elle s’éloigne). – Wait a minute, may be there is jewels in it ? Maybe there’s gold. You afraid ? – No. – No ? You’re always afraid. (Il la prend par les jambes et la retourne). – No, but maybe there is some family secrets inside dit-elle. – Family secrets ? I’ll tell you about family secrets. (Il découvre ses fesses). – Qu’est-ce que tu fais, ici ? (Elle lui répond en français tandis qu’il saisit un morceau de beurre). – I’m gonna tell you about the family. A holy institution meant to breed virtue in savages. (Il étale le beurre dans son cul) I want you to repeat it after me. – Non, nan! (Elle crie, elle frappe sur le sol). – Repeat it. Say it. A HOLY FAMILY (Il la pénètre – c’est une pénétration simulée. Elle se débat, il lui prend les bras). – Go on, say it. Holy Family. Church of good citizens. – CHURCH OF GOOD CITIZENS. (Elle crie, il est couché sur elle). – Say it, say it. The children are tortured until they tell their first lie. (Il remue sur elle, elle sanglote). Where the world is broken by repression. – (elle articule difficilement) Where the world is broken by repression. – Where freedom – Where freedom (elle se débat comme elle le peut) – is assassinated, where freedom is assassinated by egotism. (Elle pleure, il continue). Family. – Family – You, you, you, you (il continue à l’enculer), you, fucking, you fucking family, you fucking family, Oh God, Jesus (il jouit, tandis qu’elle pleure sous lui). Il se détend, elle continue à pleurer. 

On comprend qu’en enculant Jeanne (le personnage) et en faisant semblant d’enculer Maria (l’actrice), Paul encule la famille en général. Cette scène n’était pas dans le scénario, elle a été improvisée à l’initiative, dit-on, de Marlon Brando, qui avait lui aussi quelques comptes à régler avec la famille6. En évitant de prévenir Maria Schneider à l’avance, Bernardo Bertolucci marquait sa complicité7. C’est Jeanne (le personnage) qui introduit la question des secrets de famille dont l’évocation est interdite dans la relation amoureuse avec Paul; mais le secret de Maria (l’actrice), le point le plus douloureux, c’était sa famille à elle (ou son absence de famille), avec une mère sans affect qui l’avait abandonnée et un père absent. Si l’actrice a attaché tant d’importance à cette scène qui dénonce les enfants torturés par la Sainte Famille, c’est qu’elle la touchait psychologiquement (l’humiliation), physiquement (le viol simulé), affectivement (fucking family), et aussi socialement, avec l’impact médiatique de la scène du beurre. Ce quadruple choc a poursuivi l’actrice toute sa vie, et finit aujourd’hui par occulter le film dans son ensemble. 

Une fois le cadavre de Rosa enterré, Paul n’a plus de raison de dissimuler son identité. Il accepte de dévoiler son véritable nom et son passé à Jeanne, il exprime le désir de l’aimer, de vivre avec elle. Mais elle ne le croit pas, elle résiste, lui fait une réponse ambiguë tout en restant fascinée par cet homme, lui dit qu’elle va se marier par ailleurs. Ils prennent un verre dans une salle de bal pendant une compétition de tango. Saouls tous deux, incapables de pratiquer cette danse érotique, ils la parodient avec obscénité avant d’être poussés dehors. Pour Jeanne c’est terminé, elle ne le supporte plus. La parenthèse s’est refermée. Elle ne veut plus le voir, elle s’enfuit, il la suit jusqu’à l’appartement de sa mère et de son père décédé depuis longtemps, ce militaire coureur de femmes qui a fait la guerre d’Algérie. Elle est paniquée, elle s’empare du pistolet de son père et tue Paul. Il tombe, recroquevillé sur le balcon, rejoignant la posture du début où il était recroquevillé dans l’appartement.

Trois histoires sont étroitement liées : Paul/Rosa, Jeanne/Tom, Paul/Jeanne. Paul est incapable de surmonter son deuil et s’empare de Jeanne comme un cadavre. Jeanne hésite à franchir le pas du mariage qui entamera sa liberté. Ils se jettent tous deux dans cette parenthèse déréglée parce qu’ils savent qu’elle ne pourra pas durer. L’épuisement vient très vite. Jeanne fait le choix d’un lien stable avec un garçon dont elle est l’alter ego, mais Paul se retrouve en roue libre, incapable de nouer de nouvelles relations. Il se vit comme déjà vieux, proche de la sénescence. Il n’a plus rien à perdre – et même sa vie n’est pas une perte.

Le Dernier Tango à Paris a été salué par la critique et nommé dans deux catégories aux Oscars. Pauline Kael a écrit une célèbre critique dans le New Yorker Magazine où elle explique que ce film « est un événement comparable au 29 mai 1913, la nuit où Le Sacre du Printemps a été joué la première fois ». « Le film produit le même genre d’excitation hypnotique que Le Sacre, la même force primitive et la même poussée érotique ». « C’est probablement le plus puissant film érotique jamais fait, et il pourrait peut-être devenir le plus libérateur film jamais fait ». Il est effectivement rare qu’un film qui attire le public par son érotisme, attire également les éloges par sa subtilité. À une époque d’exceptionnelle liberté sexuelle (les années 1970), il représente le sexe comme il est vécu, y compris comme acte de domination. Le viril mâle américain et la complaisance pas si naïve que ça de la jeune fille s’exhibent dans leur crudité. Le film rend visibles des marges rarement parcourues : le cinéma comme exploration des limbes

Après ce tournage et le succès public du film, Marlon Brando se laissera aller. Il devra dissimuler son obésité dans le tournage de Apocalypse Now (Francis Ford Copolla, 1979). À la sortie du film, Brando et Bertolucci ayant quitté Paris, Maria Schneider devra assumer seule son caractère « sulfureux » et sombrera dans l’addiction à l’héroïne jusqu’à sa rencontre avec Jacques Rivette en 1981 (Merry-Go-Round). Ni l’un ni l’autre n’aura l’occasion de revenir dans le champ normal, conjugal, de la vie courante, conventionnelle. 

  1. L’acteur est né le 3 avril 1924 à Omaha. Il avait donc 47 ans au moment du tournage. ↩︎
  2. Née le 27 mars 1952 à Paris, elle avait 19 ans au moment du tournage. ↩︎
  3. Né le 28 mai 1944, il avait 27 ans au moment du tournage. ↩︎
  4. Il a été interdit en Espagne et en Italie, où Bernardo Bertolucci a été un temps déchu de ses droits civiques. Il a été classé X dans plusieurs pays, interdit aux moins de 18 ans en France. ↩︎
  5. Lorsque le film est sorti, personne n’utilisait le mot de « viol », ni Pauline Kael dans le New Yorker, ni Vincent Canby dans le Times, ni Norman Mailer dans la New York Review of Books. Le mot s’est imposé à partir de 2007 à la suite d’une interview donnée par Maria Schneider à un journaliste, où elle a expliqué que la scène lui avait été imposée. ↩︎
  6. Il est le fils du producteur, acteur et réalisateur Marlon Ernest Brando (1895-1965), coureur de jupons et alcoolique notoire, et de l’actrice Dorothy Julia Pennebaker (Dodie Brando) (1897-1954), tout autant alcoolique et bohème. ↩︎
  7. Si l’idée du film lui est venue à la suite d’un rêve, comme il le raconte, il est possible que Bertolucci ait eu lui aussi quelques problèmes avec la famille. Il voulait les vraies larmes de Maria, une réelle humiliation. ↩︎

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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