Pharmakon, survie

Il faut, pour survivre, prendre appui sur l’ambiguité du pharmakon

Selon Jack Y. Deel, le pharmakon se définit par son ambiguïté : il est en même temps remède et poison, bénéfique et maléfique, souhaitable et détestable. On en trouve un exemple dans le film de Todd Phillips, Joker (2019). Arthur Fleck est désespéré. S’il n’était pas victime d’un syndrome assez singulier, ce serait un homme absolument quelconque, mais voilà, il n’est pas quelconque, il est affecté par un rire incontrôlable, insoutenable, inarrêtable, dans les moments où au contraire l’émotion devrait le faire pleurer. C’est le premier degré du pharmakon, le rire et les larmes en même temps, mais il y en a beaucoup d’autres dans l’histoire qu’on nous raconte : humoriste sans humour, criminel sans préméditation ni désir de meurtre, justicier sans loi, agitateur sans programme, héros sans qualité, etc, dans un film à la fois hollywoodien et révolutionnaire, singulier et débordant de stéréotypes. Le réalisateur qui a construit ce personnage est lui-même ambigu, car dans la suite de 2024, Joker : folie à deux, il supprime un à un ces facteurs ambivalents jusqu’à l’anéantissement complète du pharmakon quand, dans la dernière scène, Arthur avoue qu’il n’est pas Joker. Alors son amante l’abandonne définitivement, il perd l’amour avant de perdre la vie. Seule l’ambiguïté du pharmakon lui offrait un certain degré de survie, même dans une cellule de prison, même soumis à l’humiliation et la torture, même dans la période sordide qui a précédé son héroïsation. Reconduit à sa pure identité corporelle, dans sa nudité, il n’est plus rien.
Un autre film dérivé de Batman, personnage univoque devenu modèle du pur héros, met en scène le pharmakon : Birdman, ou La surprenante Vertu de l’Ignorance (Alejandro González Iñárritu, 2014). Riggan Thomson voudrait se départir de la posture du héros qu’il avait autrefois incarnée au cinéma, mais n’y arrive pas. Comme Arthur Fleck, il dépend du regard de l’autre qui lui interdit de se dissocier de l’image de Birdman. Il rejette ce nom qui ne cesse de le poursuivre, voudrait devenir un metteur en scène réputé mais sombre dans le ridicule, ce qui le rend encore plus populaire sur Facebook. Après un suicide raté et un nez éclaté, il perd toute crédibilité. Quand son objectif est atteint (se dissocier de Birdman), tout est fini pour lui. Sans doute en va-t-il ainsi pour chacun d’entre nous. Il nous faut projeter des qualités ambiguës, ambivalentes, pour exister. Si je ne suis rien d’autre que moi-même, alors nul ne fera attention à moi, je ne suis plus rien.

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