Birdman, ou La surprenante Vertu de l’Ignorance (Alejandro González Iñárritu, 2014)

En voulant me transformer, je redeviens ce que je suis et son contraire, mon propre pharmakon.

Résumé : L’acteur Riggan Thomson, célèbre pour avoir autrefois incarné un super-héros, monte une pièce à Broadway dans l’espoir de renouer avec sa gloire passée. Il est assisté par sa fille, fraîchement sortie d’une cure de désintoxication, ainsi que par une actrice et un producteur farfelu1.

Pourquoi faut-il qu’un acteur déjà célèbre prenne des risques disproportionnés par désir de reconnaissance dans un autre champ supposé plus noble, celui du théâtre ? C’est le cas de Riggan, dont on peut dire qu’il a réussi sa carrière au cinéma grâce à des blockbusters où il jouait le rôle de Birdman, l’homme-oiseau2. Le problème est qu’il est toujours Birdman – c’est le titre du film, il n’arrive pas à s’en débarrasser et c’est ainsi que les gens le reconnaissent. Birdman, ce nom qu’il rejette mais qui ne cesse de le poursuivre, est une chose ambiguë, à la fois son surmoi, son ange-gardien, son démon, et aussi son idéal, le chemin de son salut. Tout est équivoque dans le film. Riggan alias Birdman voudrait devenir un autre homme, un metteur en scène de théâtre respecté, mais son passé le poursuit au présent. Il voudrait privilégier le théâtre noble, mais il se retrouve à courir presque nu dans la rue, et c’est ainsi, par cette posture ridicule qui signe le héros de blockbuster, qu’il fait le buzz et se retrouve adulé sur Facebook, un réseau social dans lequel il n’est présent que par l’intermédiaire de sa fille. Et finalement c’est cette popularité involontaire et suspecte qui conduit la critique la plus intellectuelle, la plus hostile au personnage ridicule de Birdman, de se rallier à lui. Elle n’est pas convaincue, mais elle est poussée par une sorte de pression populaire d’origine obscure. On ne saura jamais de qui ce succès final est le triomphe. Et la fin du film accentue encore l’équivoque : après ce suicide raté où il fait éclater son nez, il se retrouve avec le nez de Birdman, et finit par prendre une décision, par faire un choix : il s’envole de sa chambre d’hôpital. C’est à la fois la fuite de Riggan et le triomphe de Birdman-héros, une nouvelle expérience fantastique et la réussite finale de son suicide. Riggan/Birdman ne peut pas échapper au dédoublement de son identité. Bon/mauvais, en tant qu’acteur, en tant que metteur en scène, en tant que personne hantée par les voix et les hallucinations et aussi sans doute en tant que père et mari et amant, il n’est pas seulement lié à ce pharmakon, il est ce pharmakon

Il est étrange que ce film ait été réalisé la même année que Bird People, de Pascale Ferran, dans lequel Audrey, le personnage principal, se transforme en moineau, en-deçà de toute décision et au-delà de toute souveraineté3. Dans ce film aussi, il arrive quelque chose en-deçà de toute décision et au-delà de toute souveraineté. C’est la dimension du film qui oscille entre le fantastique, le magique, le fantasme et l’injonction inconsciente. Dans les deux films, le personnage principal se transforme en oiseau. L’homme-oiseau est un supplément qui n’obéit pas aux mêmes règles que celles qui s’appliquent dans le monde. A cheval sur deux économies, celle du blockbuster et de la nouvelle de Raymond Carver, Parlez-moi d’amour4, il est à la fois exclu du monde courant, étranger à l’ambition et aux normes sociales, et entièrement soumis à ces normes, qui s’imposent à lui comme souci de respectabilité.

Se tirer une balle dans le nez est une étrange façon de rater son suicide. C’est aussi une balle dans le pied, un pied-de-nez, une tentative de contourner la vie réelle par une potion magique qui se retourne en son contraire. Le suicide devient nouveau départ, où le faux nez (artefact clownesque), renonçant aux faux-semblants, remplace le vrai. De même que le film se déploie en un seul plan-séquence (faux lui aussi) où le dedans rejoint le dehors, le visible l’invisible, le conscient l’inconscient, l’intérieur du théâtre l’extériorité de Time Square, le personnage principal, caricature du vrai Batman que l’acteur Michael Keaton a effectivement incarné se fait accusateur et défenseur du cinéma populaire, poison et contre-poison. 

Le titre en anglais est The unexpected value of ignorance, traduit en français par La surprenante Vertu de l’ignorance. L’ignorance de Riggan prend, à la fin du film, une valeur inattendue : c’est ce qui lui donne une crédibilité. Mais le paradoxe se dédouble, car cette valeur est aussi une non-valeur. Le valeureux Riggan ne vaut que par la non-valeur qu’est Birdman. 

  1. Jake, interprété par Zach Galifianakis. ↩︎
  2. L’acteur Michael Keaton, qui interprète Riggan Thomson, a déclaré ne pas avoir fait tout de suite le parallèle entre son passé de Batman et son personnage dans Birdman. ↩︎
  3. Avant toute décision consciente et sans l’avoir voulu. ↩︎
  4. What We Talk About When We Talk About Love, nouvelle écrite par Raymond Carver en 1981. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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