Music (Angela Schanelec, 2023)

Au-delà de la tragédie, du destin (œdipien), il est possible de transmuer la dette.

À cause de la dimension éclatée, fragmentaire du film, la critique parle de « déconstruction » du mythe d’Œdipe. S’agit-il vraiment de cela ? Si c’est un film sur le destin, l’impossibilité de modifier son cours, alors il ne déconstruit par la tragédie, il se situe dans sa continuité. C’est un film tragique dont, comme dans la mémoire courante, on n’arrive à reconstituer que quelques éléments disparates. Ça doit arriver, point à la ligne, même si les personnages ne sont pour rien dans la suite des événements, mais s’ils ne portent aucune responsabilité, et même si malgré cela ils se sentent coupables de tout. Pour autant qu’on puisse la reconstituer1, c’est l’histoire d’un jeune homme nommé Ion2, abandonné à la naissance dans une bergerie grecque et placé dans une famille d’accueil. Ses pieds le font souffrir, comme ceux d’Œdipe3. Alors qu’un homme veut l’embrasser4, il le tue involontairement et se retrouve en prison, où il tombe amoureux de sa gardienne, Iro5. À la sortie, ils ont ensemble une petite fille6, mais à la suite d’un coup de fil, Iro comprend que la personne assassinée est son premier mari7 et se jette d’une falaise. Des années plus tard, Ion est devenu chanteur dans une métropole allemande. Un autre accident se produit, dans lequel il joue un rôle difficile à expliciter. Il y élève sa fille, mais sa vue baisse inexorablement.

Le film échappe à tout récit cohérent8. Dans un style austère, crypté, avec de nombreux plans fixes à la limite du tableau vivant, il est composé de restes, de résidus du passé, parfois irréconciliables. L’ellipse y est poussée aussi loin que possible. La mise en scène, le montage, introduisent une certaine progression à laquelle renvoie le titre, Music. Alors qu’au début du film, la musique surgit difficilement, comme si son émergence (sa naissance) devait franchir des obstacles, elle devient de plus en plus envahissante à mesure que le film progresse. Les paroles restant rares, le film est pris dans une série de thèmes musicaux qui se suivent, s’additionnent comme des ritournelles dont la chanson Plaisir d’amour, est un exemple aussi ancien que typique9. Ion, d’abord contre-ténor au sortir de sa prison, se transforme en musicien rock, chantant des duos composés par le Canadien Doug Tielli, puis le film se termine sur une musique de Vivaldi10.

On peut entendre ce film comme une histoire de rédemption, dans laquelle Ion trouverait le salut dans la musique. C’est ainsi qu’il est présenté dans le dossier de presse : « Trouvé à sa naissance par une nuit de tempête dans les montagnes grecques, Jon est recueilli et adopté, sans avoir connu ni son père, ni sa mère. Adulte, il rencontre Iro, surveillante dans la prison où il est incarcéré à la suite d’un drame. Elle recherche sa présence, prend soin de lui tandis que la vue de Jon commence à décliner… Désormais, à chaque perte qu’il subira, le jeune homme gagnera quelque chose en contrepartie. Ainsi il deviendra aveugle, mais vivra sa vie plus que jamais ». Alors qu’Iro se suicide au moment où elle prend conscience de ce qui est arrivé, Ion ignore tout. Il vivra le reste de sa vie dans le silence, le non-dit que compense sa nouvelle passion : la musique. Son chemin vers la rédemption, c’est que Iro disparue – mère et épouse – lui laisse un héritage : le chant11. Il chantera avec d’autres, d’autres musiques, en ignorant sa culpabilité qui se manifeste par la perte de la vue. Le mythe repose sur une dette jamais résolue, qui fait d’Œdipe un errant éternel, dans la misère et la solitude, tandis que le film offre une chance de rebondir, malgré les drames (un accident mortel dans les rues de Berlin) qui laissent des traces (une malette) jusqu’au dernier jour. Le film se termine par une fille (sa fille ?) croisant sur l’eau une nageuse, avant de s’ébattre avec un groupe d’amis dans la forêt, lançant un appel : Ô Dieux ! laissez-moi ! Ô Dieux ! Pourquoi ? Vous pouvez me laisser seule en pleurs… Tout se passe comme si, après Œdipe, Jocaste avait lancé une machine à transmuer la dette, en faveur de sa petite fille. Au-delà du chanteur, au-delà de l’eau qui coule comme le destin (et n’arrête jamais de couler), se pose la question du pas. Les pieds d’Œdipe ne guériront pas, mais ne l’empêchent pas de marcher. Le film nous laisse au bord, à la limite du pas supplémentaire. 

  1. Une façon de trahir le film. ↩︎
  2. Interprété par Aliocha Schneider. ↩︎
  3. Le nom d’Œdipe en grec, Oidipous, peut se lire comme : Pieds Enflés (allusion au fait que, lors de son abandon, ses pieds ont été attachés). Le film est focalisé sur les pieds, les chaussures, les pas. Peut-on encore marcher, avancer avec des pieds enflés ? ↩︎
  4. Il pourrait s’agir de l’amour de son père, qu’il rejette violemment.  ↩︎
  5. Iro, interprétée par Agathe Bonitzer, semble occuper la place de Jocaste, mère d’Œdipe dans le film, tout en ayant à peu près le même âge que lui. ↩︎
  6. Ce pourrait être Antigone, mais rien ne l’indique dans le film, sauf un long plan fixe. ↩︎
  7. Rien ne permet au spectateur de comprendre avec certitude ce qu’elle comprend, mais l’on peut supposer que la personne assassinée étant le père de Ion, celui-ci est son fils. Dans le mythe grec, Jocaste se suicide soit par la corde, soit par le glaive. ↩︎
  8. Ce qui ne l’a pas empêché d’obtenir l’ours d’argent du meilleur scénario à Berlin. ↩︎
  9. Chanson interprétée dans les années 1970 par Nana Mouskouri. La musique a été composée par Andreas Schwarzendorf, dit Martini (1741-1816) sur un texte de Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794). La chanson revient de loin, et son texte peut obséder : Plaisir d’amour ne dure qu’un moment, / Chagrin d’amour dure toute la vie. / J’ai tout quitté pour l’ingrate Sylvie/ Elle me quitte et prend un autre amant. / Plaisir d’amour ne dure qu’un moment, / Chagrin d’amour dure toute la vie. / Tant que cette eau coulera doucement / Vers ce ruisseau qui borde la prairie, / Je t’aimerai, me répétait Sylvie, / L’eau coule encore, elle a changé pourtant. / Plaisir d’amour ne dure qu’un moment, / Chagrin d’amour dure toute la vie. On retrouve, dans le film, le thème de l’eau qui coule, comme figure du destin. On voit certains personnages nager, sans que cela ne conduise nulle part.  ↩︎
  10. Filiae maestae Jerusalem, interprété par Philippe Jaroussky. ↩︎
  11. Citation de Angela Schanelec : « Jon fait face au destin en développant la faculté de chanter. Il se met à chanter ».  ↩︎
Vues : 7

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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