Blow Out (Brian de Palma, 1981)

Il ne reste du naufrage du politicien que la trace d’un cri, le deuil de la vérité, de la confiance

Jack Terry1, ingénieur du son, était au départ réticent à s’occuper du cri. On lui demandait d’en chercher un pour les films de série B sur lesquels il travaillait, mais ce n’était pas son principal souci, il préférait récupérer d’autres bruits plus sympathiques ou plus courants : vents, bruissements, eaux, craquements, glissements, hululements d’animaux, passages d’automobiles ou conversations, mais voilà, il est arrivé autre chose, un bruit suspect qui lui a attiré pas mal d’ennuis, toute une aventure qui aboutit à ce résultat : ce film initié par un mauvais cri se termine par un autre cri beaucoup plus satisfaisant pour le réalisateur de films B2 qui approuve : « Now that’s a scream ! », un cri parfaitement audible malgré le bruit du feu d’artifice, précédé par un appel « Jack, please, oh God, God, Jack ! » que Jack seul a entendu et auquel il n’aura pas su répondre bien qu’il ait, lui, fait tomber Sally Badina3 dans ce piège qui l’a conduite à l’étranglement, à la mort. « It’s a good scream » dit Jack en pleurant, trois fois. Il ne lui aura sauvé la vie qu’une fois, et pour rien4. Il sait que le vrai cri, authentique, sera utilisé dans nombre de films, tandis que lui ne révélera jamais comment il l’a enregistré, car s’il avait le courage d’avouer, c’est lui qui pourrait être accusé d’avoir conduit Sally à la mort. Il sait que le scandale politique découvert par hasard sera définitivement enterré, transformé en banal récit d’accident de la route, il sait qu’à sa propre intervention sera substituée la fable selon laquelle Sally et son meurtrier se seraient entretués. Pour l’auditeur lambda, le cri de Sally est anonyme, mais pour lui, pour lui seulement, il déborde de sens. Pour les autres, ce cri n’est qu’une trace, un son qui exprime la généralité du cri, du « vrai » cri, à la façon du célèbre tableau de Munch dont on a dérivé toutes sortes de produits de styles, couleurs et contextes différents, arbitraires, ce cri-là n’est plus qu’une matière auditive détachée de l’évènement qui l’aura fait surgir, séparé du double meurtre dont il aura été le seul témoin, celui du gouverneur McRyan favori des Primaires et celui de Sally qui sera presque morte dans le même accident avant de mourir pour de vrai, assassinée. Au départ, Jack n’était pour rien dans cette histoire, il voulait simplement (naïvement) faire connaître la vérité, et finalement le voici responsable d’un assassinat auquel il a contribué. Le seul élément concret qui lui reste, c’est ce cri proféré au moment même où la Liberty Bell de Philadelphie, qui n’avait pas sonné depuis cent ans, est remise en marche. Au moment de la fête, le symbole politique se mue en effacement du réel, en dévastation du vrai, en deuil inconsolable.

Reprenons l’analyse au moment où le gouverneur, favori de la prochaine élection, n’est pas seul dans sa voiture. Selon la reconstitution effectuée par Jack à partir des images fournies par Manny Karp, photographe, complice de Sally, on entend d’abord un coup de feu, puis un éclatement du pneu (blow out), puis un déséquilibre du véhicule qui plonge dans la rivière. Que faisait Sally Badina, qui finira par fournir involontairement le cri dont nous parlons, assise près du gouverneur ? Payée par ses adversaires politiques, elle était complice du photographe qui aurait du utiliser les photos pour le discréditer. C’est mal, c’est une faute, mais ce n’est pas un assassinat. Le coup de feu a été tiré par un autre homme, Burke, un vrai tueur celui-là, payé par les mêmes adversaires politiques pour se débarrasser du gouverneur. Sally est à la fois coupable et victime : coupable d’avoir séduit le gouverneur contre rémunération, mais victime car elle aurait pu, elle aussi, mourir dans l’accident, si Jack n’avait pas plongé pour la sauver. Pour les « amis » du gouverneur, il faut sauver sa réputation, et pour cela faire disparaître Sally et Jack, ce qui revient à faire disparaître, en plus de la jolie femme, les preuves du crime. La suite montrera que les « amis » du gouverneur peuvent se confondre avec ses « ennemis », qui cherchent à dissimuler l’assassinat. Jack veut révéler la vérité, et Sally, qui est passée très près de la mort, finit par accepter de l’accompagner.

L’élément commun entre ces événements est la (perte de) confiance. Le réalisateur de films gore cherche un « vrai » cri, auquel on puisse croire, Jack cherche à reconstituer les « véritables » événements, tels qu’ils sont arrivés, mais on ne peut faire confiance à personne. Le cinéma permet toutes les ressources du montage, y compris les faux cris, les hommes politiques sont de grands fabricants de récits justificatifs, le photographe ne cherche qu’à vendre ses images, le journaliste, plus ou moins complice des politiques, est remplacé par l’assassin, celui-ci veut faire croire à la thèse du tueur en série (ce qu’il est véritablement) pour éliminer Sally, et finalement que reste-t-il ? Le trait d’union entre Jack et Sally, un cri. Le cri est le seul signe de vérité, le seul marqueur d’authenticité. Sally ne peut pas le revendiquer, puisqu’elle est morte, et Jack ne peut pas le revendiquer non plus, puisque c’est le signe de son échec – mais il persiste. Le cri survit en tant que trace, unique bande que Burke n’a pas réussi à démagnétiser dans le stock d’enregistrements sonores conservé par Jack.

Le cri, seul reste de l’aventure vécue par Jack, est analogue au film, seul reste de l’aventure vécue par Brian de Palma. Dans le jeu de double où la femme aimée par Jack n’est autre que la femme du réalisateur, celui-ci est représenté par plusieurs personnages : le photographe Manny Karp qui filme l’attentat, le réalisateur de série B qui cherche des éléments pour le montage, Jack qui tend à faire une synthèse de l’ensemble et qui parfois porte la veste de Brian de Palma, voire Burke, l’assassin qui provoque la mort de Sally – car qui a eu l’idée de cet assassinat ? Si ce n’est le réalisateur. L’autre fonction du cri, c’est de prendre acte du fait que tout film est la trace d’événements disparus (de la conception, au tournage, au montage). Démultiplié dans le film, Brian de Palma réduit son autobio(cinémato)graphie à un seul élément porteur d’une nostalgie indélébile et irréductible : le cri.

Le film se termine le jour du Liberty Day fêté à Philadelphie, en mémoire de la cloche qui aurait retenti aux alentours du 4 juillet 1776 pour marquer la signature de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis. En vérité, rien ne prouve que cette cloche ait retenti, et la cloche actuelle n’est plus la même – on ne peut même pas faire confiance en une cloche. Tout ce qu’il en reste, c’est une trace : le pic à glace utilisé par Burke pour ses meurtres, qui forme un dessin représentant la dite cloche, comme si désormais aucune garantie ne pouvait être trouvée pour quoi que ce soit, en-dehors du hurlement de la femme assassinée. En 1981, année où François Mitterrand a été élu, l’Amérique vivait déjà la perte des fondements. Il ne reste rien d’autre, devant l’abyme, que les pleurs et le cri. C’est dans le film reconstitué (le film dans le film) qu’il faut lire l’avenir : le naufrage du politicien, un assassinat dont on ne connaitra jamais l’auteur.

  1. Interprété par John Travolta. Ce personnage est inspiré par l’histoire vraie de Robert Leuci, un policier de New York qui a dénoncé la corruption qui régnait dans la brigade des stupéfiants. John Travolta était déjà pressenti pour le film Prince of the City qui a été tourné par Sidney Lumet en 1981 avec un autre acteur, Treat Williams. ↩︎
  2. Citation de Brian de Palma : « De cette histoire tragique où un homme et une femme se sont retrouvés mêlés à un assassinat politique, que reste-t-il ? Un effet sonore dans un film. Un cri. C’est la vision la plus désespérée que j’ai jamais eue ». Le titre de travail du film, pendant le tournage, était : « Personal Effects ». Un effet de ce genre peut-il être personnel ? ↩︎
  3. Interprétée par Nancy Allen qui était à l’époque l’épouse de Brian de Palma. Compte tenu notamment des difficultés du tournage, ils divorcent peu après. ↩︎
  4. Dans l’accident de Chappaquiddick du 18 juillet 1969 qui a inspiré Brian de Palma, c’est Mary Jo Kopechne, la jeune femme, qui meurt, tandis que le sénateur Ted Kennedy sort tout seul du véhicule. La mort de Sally est inscrite dans cet événement initial. Blow Out ne fait que la retarder. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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