American Gigolo (Paul Schrader, 1980)

Nouveau christianisme : on peut accéder à la rédemption en donnant du plaisir

Paul Schrader n’a jamais caché qu’American Gigolo était une sorte de remake du film de Robert Bresson, Pickpocket (1959), une réécriture qui respecte le modèle tout en le transformant, par une série d’inversions assez méthodiques (quasi-structuralistes) de quelques éléments. Dans les deux cas le personnage principal (masculin) finit en prison. Dans les deux cas une femme tombe amoureuse de lui, dans les deux cas cet amour peut faire advenir un certain degré de rédemption. Dans les deux cas la femme amoureuse, sacrifiée, agit chrétiennement, tandis que l’homme est le bénéficiaire, l’objet de cet amour. Mais ce parallélisme ne peut fonctionner qu’au prix de quelques inversions. D’abord les prénoms : chez Bresson, Michel est le pickpocket et Jeanne l’amoureuse, tandis que chez Schrader, Julian Kay (interprété par un Richard Gere qui reviendra quatre décennies plus tard dans un autre film de Paul Schrader, Oh Canada) est le gigolo et Michelle1 l’amoureuse. Puis les actes : Michel est coupable de ce dont on l’accuse (le vol), il reconnait cette culpabilité, tandis que Julian, qui exerce un métier illégal (coucher avec des femmes mariées) n’est pas coupable de meurtre – il s’en défend mais il n’est pas cru. Jeanne pardonne à Michel mais ne peut pas le sauver de la prison, il faudra qu’il paye civilement pour ses actes; Michelle n’a pas à pardonner puisque Julian ne lui a rien fait, mais elle doit mentir à la justice pour lui procurer l’alibi dont il manque2. Michel subira la punition de la société en restant en prison, tandis que Julian peut espérer sortir assez vite, puisque sa faute (donner le plaisir aux femmes) n’en est pas vraiment une. Jeanne reste pure – tout en acceptant de temps en temps l’argent d’origine douteuse que lui donne Michel -, tandis que Michelle, qui a couché avec Julian, est coupable de mensonge et de trahir son mari sénateur. Ces différences patentes séparent Robert Bresson, qui oppose frontalement l’innocence à la culpabilité, le bien au mal, de Paul Schrader qui joue sur l’ambivalence des actes et des sentiments. L’époque n’est pas la même, le pays n’est pas le même, mais au fond le système de valeurs est équivalent. Il s’agit toujours d’une femme qui se sacrifie en payant la faute d’un autre, d’un homme3.

Reprenons les deux récits à partir de ce prisme. Par comparaison avec le pickpocket Michel qui a acquis une dextérité extraordinaire dans l’art de dévaliser les gens par sa seule habileté manuelle, Julian a acquis une expérience extraordinaire dans sa capacité à faire jouir les femmes, à faire renaître en elles le sentiment de leur séduction, leur corps, leur désir. Tous deux sont des artistes dans leur spécialité, des hommes exceptionnels, des sortes de princes, une adresse qui leur fait croire qu’ils sont au-dessus des lois, que leurs actes ne seront jamais découverts, qu’ils peuvent mépriser les policiers ou les souteneurs. Dans les deux cas c’est une illusion : ils sont trop sûrs d’eux, trop imbus d’eux-mêmes, pour que ça continue. Leurs amis ou leurs ennemis les avertissent, mais ils n’en tiennent pas compte. Le retour à la réalité sera brutal : Michel se fera prendre et Julian tombera dans le piège tendu par ses anciens complices. C’est alors que, sans qu’ils l’aient voulu, l’amour leur tombe dessus. Ils finissent par partager ce sentiment dont les femmes prennent l’initiative. Jeanne a toujours été dévouée, c’est elle qui s’occupait de la mère de Michel, tandis que Michelle Stratton porte une croix autour du cou. Les deux hommes commencent par résister, puis cèdent. Peu à peu la confiance s’installe, la femme de ménage et la cliente sont dignes d’être épousées. 

Outre ces inversions, il y a une différence majeure entre ces deux films : la place du plaisir. Paul Schrader l’exalte, tandis que Robert Bresson l’évite. Les deux hommes ne s’intéressent pas à l’argent comme tel, ils ne l’accumulent pas. Michel ne s’achète rien, il vit dans la pauvreté, fait don de ses gains à sa mère ou à Jeanne. Julian ne possède rien d’autre que des vêtements, une belle voiture et des entrées dans le Country Club local, mais il est fier de son métier. L’échange entre lui et Michelle est inégal, car il procure à la femme un supplément de plaisir dont elle se sent redevable4. Comme elle le croit innocent, dans son propre système de valeurs, le gain net est interdit, il faut qu’elle lui rembourse ce supplément. En lui faisant don de sa propre vie, en lui faisant crédit de l’épreuve qu’il a subie (l’accusation, la prison), de son repentir (car il accepté de jouer le jeu sado-masochiste des Rheinman, la femme tuée par un de ses acolytes), Michelle ouvre, comme Jeanne dans Pickpocket, le chemin d’un vrai mariage. « Que le chemin a été long, avant d’arriver jusqu’à toi », dit Julian. C’est le point où Schrader rejoint Bresson.

  1. Interprétée par Lauren Hutton. ↩︎
  2. La femme avec laquelle il avait vraiment couché ce soir-là refuse de témoigner : c’est mensonge contre mensonge. 
  3. Jeanne paie aussi la faute de son premier compagnon, qui l’a abandonnée. ↩︎
  4. Sexisme ordinaire : on peut féliciter un gigolo pour avoir donné du plaisir aux femmes, mais on ne peut pas féliciter une prostituée pour la même raison.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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