Un monde se clôt; sans extériorité, il est menacé d’épuisement, de chaos
La fin d’un monde, c’est aussi la clôture d’un monde sur lui-même. De nombreuses raisons, prétextes ou justifications, conduisent à abolir le contact avec l’extérieur. On peut simplement l’oublier, l’ignorer, ne pas en tenir compte, considérer qu’il n’a aucune raison d’exister. On s’enferme alors, sans même s’en apercevoir, dans son égoïté. On peut le considérer comme malfaisant, menaçant, dangereux. L’étranger ressenti comme ennemi est une pathologie courante, contagieuse, obsédée par les murs et les frontières. On peut faire semblant de l’accueillir, en posant comme condition préalable qu’il soit identique à soi-même. Quoiqu’il en soit le résultat est là, et souvent le cinéma se fait le témoin de cet enfermement. Dans le film À l’intérieur de Vasilis Katsoupis (2023), un homme enfermé dans un appartement luxueux, au dernier étage d’un immeuble. Grâce à des caméras de surveillance, il peut voir certaines personnes à l’extérieur (dans l’escalier, dans l’ascenseur), mais personne ne peut le voir ni l’entendre. Pour se nourrir, boire, il n’a pas accès à autre chose que ce qui se trouve déjà dans l’appartement. Pris dans un univers qui lui a été donné, imposé, dont il ne peut rien contrôler (pas même la température), il est conduit à détruire les meubles, les souiller, les détourner de leur usage, à transformer cet univers réglé, esthétique, ultra-calculé par des architectes, des spécialistes, des professionnels, en chaos. Incapable de trouver une solution, il perd la maîtrise de ce qu’il fait, de ses pensées, ses actes, de lui-même. L’enfermement sur soi est le premier pas de l’autodestruction.
Après 1968, on a cru qu’un monde se terminait, mais on s’est montré incapable d’imaginer, concrètement, un autre monde. Faute de projet et même d’utopie, les trois réalisateurs Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch ont imaginé, en 1972, L’An 01, qui n’était qu’un monde appauvri, réduit à des gestes simples, incapable d’innover. Les habitants de ce lieu supposé idyllique, qui ressemble plutôt à une banlieue brutalement séparée de son centre, croient s’émanciper de l’économie, mais ce rejet ne les libère pas, au contraire, ils sombrent dans la passivité, l’inaction. Il ne suffit pas de se débarrasser de la violence, de la perturbation, pour créer un autre monde.
Dans Rumours, film de Guy Maddin, Evan et Galen Johnson (2024), ce sont les dirigeants du G7 qui sont isolés, solitaires, dans un belvédère abandonné par les médias, les conseillers et les services habituels, et oubliés par le peuple. La seule extériorité qui subsiste dans cet environnement est faite à leur image : des momies revenues d’un passé lointain, qui n’ont pas d’autre activité que se masturber. Pour leur échapper, ces sept hommes et femmes doivent traverser une forêt, puis un plan d’eau, dans l’espoir de rejoindre une route qui les ramènerait au château où, pensent-ils, ils trouveront des secours. Mais il n’y a pas de secours, pas de public, pas d’autres auditeurs pour leur déclaration qu’une momie qui ne cesse toujours pas de se masturber. Il n’y a plus de logique, plus de sens, plus de vérité. Personne ne peut vivre dans ce monde aporétique.