Le Mirage de la vie (Douglas Sirk, 1959)
Il faut soit sacrifier les mères pour laisser vivre les filles, soit sacrifier les filles pour que les mères puissent vivre selon leur désir
C’est une histoire où le racisme et l’amour maternel se combinent. Lora Meredith, une jeune veuve (blanche) et mère d’une fillette, Susie, voudrait devenir actrice. Elle fait la rencontre d’Annie Johnson, une femme noire, également seule dans la vie avec sa fille Sarah Jane. Les deux femmes se lient d’amitié et Lora accueille les Johnson chez elle. Annie tient la maison pendant que Lora poursuit sa carrière d’actrice. Dix ans plus tard, Lora est devenue une star reconnue. Les deux petites filles, Susie et Sarah Jane, ont grandi ensemble, élevées par la fidèle Annie toujours présente. D’un côté, Susie reporte son affection sur la domestique noire, substitut de sa mère, tandis que d’un autre côté, Sarah Jane s’écarte de sa mère en niant ses origines. Étant de pigmentation claire, elle se fait passer pour blanche au collège et auprès de son petit ami, mais celui-ci se rend compte de la supercherie. Sarah Jane devient agressive, elle rend sa mère responsable de sa condition. Un jour, elle provoque Lora et ses invités, caricaturant les domestiques noires, puis s’enfuit et devient entraîneuse dans un night-club. Sa mère retrouve sa trace en Californie et fait le voyage pour la revoir une dernière fois, lui promettant de ne plus l’ennuyer. Au retour, Annie tombe gravement malade et meurt dans les bras de Lora. Dans la scène finale, selon ses dernières volontés, Annie reçoit un somptueux enterrement en présence d’un nombreux public – des amis, des membres de l’église baptiste et de la franc-maçonnerie. Traversant la foule, Sarah Jane se jette sur le cercueil en demandant pardon à sa mère.
Douglas Sirk passe pour être « le maître du mélodrame », et sur ce plan on n’est pas déçu – impossible de ne pas pleurer dans la scène finale. Et pourtant l’histoire est complexe, à la fois conte triste, dénonciation du racisme et de la ségrégation, critique des rêves de gloire hollywoodiens, drame de l’amour maternel, récit d’initiation de deux jeunes filles. Tout repose sur des jeux d’opposition apparemment simples, mais toujours fragiles, discutés, transgressés : entre le blanc et le noir, entre le riche et le pauvre, entre l’anonymat et la gloire, entre le dévouement et l’égoïsme, etc. – et peut-être le plus marquant, entre le visible et l’invisible.
Ce qui éclate à la fin, dans la scène spectaculaire de l’enterrement, c’est que Miss Lora ne sait rien d’Annie, dont la couleur de peau est si visible, et qu’elle a côtoyée pendant des années. Annie a beaucoup d’amis, elle fait partie de l’église baptiste et de « plusieurs loges », sous-entendu maçonniques, comme on peut le vérifier aux bandeaux portés par les hommes (noirs) dans la cérémonie. Ce n’est pas la domestique isolée, modeste, qu’elle a imitée pendant toute sa vie, c’est une personne respectée, admirée, aimée, à laquelle la voix de Mahalia Jackson rend hommage. Tout se passe comme si le monde blanc croyait être le seul détenteur du visible, et s’apercevait à la fin que les quatre chevaux blancs (de l’Apocalypse) ne lui sont pas destinés. Quand Annie prononce ses volontés testamentaires, elle s’adresse aux blancs pour tous les aspects pratiques, mais pour les aspects spirituels, elle s’adresse au ministre noir.
Comme tout film, ce film est un mirage, une imitation de la vie (titre en anglais : Imitation of Life). Tout y est illusion, y compris la domination blanche, mince pellicule de respectabilité qui aura fait envie à Sarah Jane, avant qu’elle ne se rende compte de sa vacuité. Annie, seule personne lucide (la lumière) refusera de dissimuler la couleur de sa peau jusqu’au dernier jour.
Mais tout cela n’est qu’apparence. Tout cela ne rend pas compte du parallélisme entre les deux couples de femmes. Blanche ou noire, elles semblent vivre une aventure parallèle dont la clef est peut-être donnée dans le premier Imitation of Life (John Stahl, 1934), dont le second (Douglas Sirk, 1959) est un remake. Dans cette première version, la blanche héroïne Miss Bea fait fortune grâce à une recette de crêpes fournie par la noire Delilah. Elle lui propose une participation dans son entreprise, mais Delilah refuse – elle tient à rester cuisinière, au service de sa patronne. Elle ne demande qu’une chose : que l’argent mis de côté pour elle soit dépensé le jour de ses funérailles. En bref elle attend la mort, et ne semble pas penser un instant à se servir de cet argent pour l’éducation de sa fille Poena, ni même à lui léguer. On comprend mieux dans ces conditions que sa fille lui en veuille. Ce qui est montré (dans le premier film) n’est pas la confrontation entre une bonté idéale (la mère noire) et un désir d’intégration (sa fille à la peau blanche); c’est le contraste entre une personne qui ne veut rien posséder, et une fille qui en déduit qu’on ne lui léguera rien, et qu’elle doit faire avec. « Qu’est-ce que j’ai comme avenir de toutes façons? » demande Peona.
Le paradoxe le plus poignant dans les deux films, c’est que le désintéressement de Delilah-Annie produit des effets pervers. Sa bonté, sa foi, sa confiance en Dieu, précipitent la détresse de sa fille et son propre malheur. Dans ce désintéressement, la mort est déjà inscrite. C’est comme si toute cette vie de dévouement au service des autres, la participation à l’église et aux Loges, tout cela devait trouver son apothéose dans la mort, ma mort. Comme si ce désintéressement était un faux désintéressement puisqu’il allait se traduire par cette récompense, cette conclusion en forme de reconnaissance absolue : un enterrement magnifique. Delilah-Annie sacrifie sa fille à cette ambition. Que peut faire la fille dans ces conditions? Quand sa mère refuse tous les agréments du monde, Peona – Sarah Jane ne peut s’en procurer une petite part que par la fuite, en se révoltant. A la façon de sa mère, elle ne fait aucun compromis, et la mère aussi se venge à sa façon : en se laissant mourir. Peona – Sarah Jane comprend le message, elle en déduit qu’elle a tué sa mère. Mais sa mère, en niant son désir, ne l’avait-elle pas tuée auparavant? Elles se seront sacrifiées l’une l’autre, chacune à son tour – une version terrible du rapport mère-fille. La conclusion, c’est qu’il aura fallu ce meurtre pour que la jeune fille noire-blanche trouve son identité.
Dans l’histoire des mères, la vie n’est qu’une imitation. Veuves dès le départ, elles ne refont pas leur vie, ne retrouvent pas un autre homme. L’une accède à la célébrité, la richesse, et l’autre à une certaine sécurité dans le service d’autrui. Mais toutes deux sont en échec, c’est leur propre vie qu’elles sacrifient. C’est cet échec, cette impasse qui produit le mélodrame, c’est elle qui fait pleurer à la fin du film. Les filles implorent leur mère : donne-moi autre chose qu’une imitation de la vie, mais les mères ne peuvent pas répondre à cette demande. Alors les filles n’ont d’autre choix que la fuite. Peut-être trouveront-elles leur désir ailleurs.
Ce qui reste invisible dans l’un et l’autre film, ce n’est pas la bonté d’Annie-Delilah. Celle-ci est exhibée sans discontinuer, c’est l’affect le plus évident du film, avant même l’amour. Ce qui reste longtemps invisible, jusqu’à la scène finale de l’enterrement, c’est que le désintéressement, la bonté absolue d’Annie-Delilah, n’est qu’un simulacre de vie, une contrefaçon qui prélude à la célébration de la mort. Après la magnifique cérémonie funèbre, Peona (ou Sarah Jane), l’intellectuelle, reprendra ses études, tandis que Jessie (ou Susie), la jeune fille blanche qui ne songe qu’à se marier, partira dans un collège éloigné. Mais si chacune des filles ne fait que prolonger le désir de sa mère, il faut craindre que le sacrifice ne se répète obstinément à la génération suivante.