La Ciénaga (Lucrecia Martel, 2001)

Une désagrégation où, dans son opposition chimérique à l’animal, l’humain se déconstruit, jusqu’à la mort d’un enfant

Résumé :

En plein été, alors que la température de cette région subtropicale atteint des sommets, deux « presque » cousines, Mecha et Tali, sont en vacances dans une maison de campagne (La Mandrágora) de la province de Salta. Mecha, la cinquantaine, est mère de quatre enfants (José, Verónica ou Vero, Momi, Joaquín). José, l’aîné, resté à Buenos-Aires où il s’occupe des affaires de la famille, et ne les rejoint que pour quelques jours. Il vit avec Mercedes, une ancienne amante de son père, autrefois étudiante avec Mecha et Tali. Joaquin, le plus jeune, a perdu un oeil par accident quatre ans auparavant, mais on n’a pas encore trouvé le moyen ni le temps de l’opérer. Les deux filles adolescentes s’ennuient dans la maison familiale. Momi est particulièrement attachée à Isabel, la domestique amérindienne – qu’elle nomme Isa. Le père, Gregorio, a été un homme à femmes. Il se teint les cheveux et passe son temps à se regarder dans la glace. Le couple consomme beaucoup d’alcool. Mecha gère la maison, donne des ordres et accuse à tort les domestiques. La cousine Tali a quatre jeunes enfants, dont Lucho et ses grandes sœurs Agustina et Marianita. Elle habite dans la ville voisine de La Ciénaga où elle revient parfois. Son mari, Rafael, semble plus raisonnable que les autres, il n’aime pas que ses enfants fréquentent cette famille. Il y a dans la maison une piscine inutilisable, pleine d’eau croupie. Mamina, une vieille domestique amérindienne, fait le travail ménager tandis qu’une autre domestique, Isabel, accusée de vol, reste la plupart du temps vautrée sur un lit avec les filles. Isabel a un copain dans le village, Perro, un jeune Amérindien qui jalouse José. Le surnom de ce jeune, Perro, signifie chien. Mecha ne cesse de penser à Mercedes, qui lui a volé ses hommes, tandis que Tali souffre de son déclassement social.

Tandis que la famille s’installe autour de la piscine, Joaquín est dans la forêt avec ses copains et les chiens. Mecha fait une chute. Il faut la conduire à l’hôpital pour enlever des éclats de verre fichés dans sa poitrine. Seules les filles s’occupent de leur mère; le reste de la famille est indifférent. Mecha passera la suite du film couchée dans son lit, ne se levant que pour aller chercher de la glace, de l’alcool, et discutant de temps en temps avec Tali qui lui propose d’aller faire ses courses en Bolivie. Pendant ce temps la télévision ne s’intéresse qu’à une apparition de la Vierge Marie près du château d’eau de la ville et à la foule qui stationne devant. Des orages rendent l’humidité encore plus insupportable. Isa prend ses affaires et dit qu’elle va voir sa sœur, mais c’est au carnaval qu’elle va. Momi la traite d' »animal à danser ». Joaquin et ses copains sont toujours dans la forêt avec leurs chiens et leurs fusils. La vache est morte et pue. Tali rentre chez elle avec son mari et deux de ses enfants. Ils peuvent entendre le carnaval depuis leur domicile. Perro danse avec Isabel. José caresse la figure d’Isabel. Perro se met en colère et donne à un coup de tête à José. On emmène José ensanglanté. Perro se jette sur lui (comme un chien). On les sépare.

Rafael essaie de rassurer son fils en se couchant près de lui, tandis que dans l’autre maison Momi et Vero déshabillent José et le soignent (scène ambiguë, presque érotique). Les jeunes vont au barrage. Ils pêchent à la machette. Les gestes sont violents, jusqu’à ce que le barrage relâche sur eux des quantités d’eau. Perro attire Isa dans l’eau. Sur le chemin du retour, Isa récupérera des poissons péchés, que les jeunes bourgeois jettent sur le trottoir en disant : « C’est une nourriture d’indien ». Sous forme de pâté, les poissons seront servis au dîner des patrons.

À la maison, Joaquin (ou Joaca) joue avec un petit chien. Ils parlent de Mercedes, chargée à Buenos-Aires de vendre les produits agricoles qui font vivre la famille. Tout le monde la déteste, sauf José. À table, les deux enfants de Tali sont effarés par l’ambiance. Pendant que les jeunes se bagarrent, les parents se saoulent. Joaquin retourne à la chasse avec les chiens. Tali rend visite à Mecha. Elles disent du mal de Mercedes. Les enfants disent que les indiens aiment les chiens, qu’ils vivent les uns sur les autres, humains et animaux mélangés. Mecha traite les indiens de sauvages et accuse Momi de passer la journée avec eux. Les chiens envahissent la maison. José plein de boue rejoint sa sœur Vero dans la douche. Il salit la baignoire. Momi accompagne Isa dans un bar où elle va voir Perro. Puis Isa annonce à Mecha qu’elle s’en va définitivement. Mecha voulait la renvoyer, et maintenant elle lui demande de rester. Isa rassemble ses affaires et rejoint Perro. Elle pleure. Momi triste la regarde partir (avec Perro).

Fin du film : le petit Lucio tombe d’une échelle et se tue. On voit la maison vide, pièce par pièce. Momi est allée sur le lieu d’apparition de la Vierge, mais elle n’a rien vu. Les deux sœurs sont vautrées sur leurs transats. On voit une montagne, on entend des cris d’oiseaux, un bruit qui sonne comme un coup de feu. 

Analyse

La Ciénaga a été élu meilleur film latino-américain de la décennie 2000 par 35 spécialistes basés à New York. Le titre du film joue sur le nom de la commune de La Ciénaga (province de Salta, située à l’extrême nord-ouest du pays, près de la Bolivie et du Paraguay), et sur le nom commun « ciénaga » qui signifie « marécage » en espagnol. Apparemment improvisé, ce film a été soigneusement écrit par Lucrecia Martel, qui a gagné le prix du scénario au festival de Sundance 1999 – un scénario écrit avant même la terrible crise argentine de décembre 2001 que la réalisatrice a vécue à distance depuis Paris. De nombreux critiques ont vu dans La Ciénaga une anticipation ou une métaphore de cette crise à multiples facettes : économique, morale et politique. Lucrecia Martel est née à Salta où le film a été tourné. Elle a déclaré à la presse que le film était basé sur ses souvenirs, et sélectionné des acteurs non professionnels dans la région. 

DES CORPS.

Dès les premières images, le film impressionne par la mise en scène des corps. Ils sont filmés d’aussi près que possible, sans complaisance ni souci esthétique, agglutinés les uns près des autres, dans la torpeur et l’indifférence. Tout se mélange : la sueur, le sang, les blessures, l’alcool, les tissus mouillés, la saleté. La fatigue, l’ennui, la passivité, entretiennent une sensation de malaise, d’étouffement, d’enlisement qui renvoie autant à la situation de cette famille qu’à la situation politique de l’Argentine. Le film nous met dans une ambiance, il nous fait sentir le lieu d’un monde en voie de dissolution, de désagrégation.

UN UNIVERS CLOS, INCESTUEUX.

C’est un monde où les pères sont insignifiants et les mères ne sont pas rassurantes. Mecha, la mère de famille, dévalorise tout se qui l’entoure, ce qui n’empêche pas son fils José de coucher avec Mercedes, qui est à la fois l’amante de son père et un double de sa mère (Mecha est le diminutif de Mercedes). Les cousins-cousines ont entre eux des relations ambiguës toujours érotisées. En-dehors de la famille, ils ne semblent pas fréquenter d’autres jeunes – comme s’il était naturel, pour eux, de se suffire à eux-mêmes.

Le film met en scène la permanente imbrication des humains et des animaux. Dans la forêt, Joaquin assiste à l’agonie d’une vache embourbée, les chiens hurlent, attirés et excités par l’animal agonisant, les enfants jouent avec de vrais fusils de chasse et dès le début du film, le jeune Luciano (ou Luchi) se blesse quand on l’invite à dépiauter un lièvre. Plusieurs récits se croisent, mais si l’on part du dénouement, c’est la série des scènes qui conduisent au décès accidentel de l’enfant qui prévaut. A chaque étape, l’enfant entend le chien invisible aboyer – mais jamais il ne le voit. 

UN ANIMAL ACOUSMATIQUE1.

On peut résumer le film en mettant l’accent sur la dernière scène : l’histoire tragique d’un enfant de plus en plus angoissé par l’aboiement d’un chien qu’il n’a jamais vu. L’enfant mourra sans avoir résolu l’énigme, qui restera pour lui acousmatique2. Voici la série des scènes :

  • Un lièvre est abandonné sur l’évier. Luchi va voir. Il se retourne surpris par un aboiement. Sa sœur Agustina crie « Basta! Basta! ». Blessé à la jambe, il monte nettoyer son propre sang sur l’évier avant que sa mère n’appelle le médecin.
  • Une voix elle-même acousmatique (probablement celle d’une des filles de la maison, Verónica) raconte l’histoire d’une femme qui recueille dans la rue ce qu’elle croit être un chien sans poils. En réalité c’est un rat d’Afrique, animal hybride, chien et pas chien, capable de dévorer les chats; il est tué par un vétérinaire. Pendant ce temps José joue avec un petit chien. On entend aboyer. 
  • Rentré chez lui, l’enfant demande à sa mère si le rat africain existe. Elle ne répond pas. Juste après, l’aboiement revient, plusieurs fois. A ce moment-là peut-être le son commence à le déstabiliser.
  • L’enfant joue à cache-cache avec sa sœur Marianita et son amie Verito, pendant que sa mère jardine. L’aboiement recommence. Il dit à sa mère : on dirait que le chien est vraiment gros et qu’il pourrait casser le mur. Nouvel aboiement. Alors les filles crient « Mort Luciano! Mort, mort! », Luchi fait le mort à l’endroit même où, plus tard, il tombera raide mort et l’on entend encore aboyer. La mère regarde les dents qui poussent dans la bouche de Luchi (le rat d’Afrique a une double rangée de dents).
  • Les filles, hors champ, crient « Es une perro-rata!, Es une perro-rata! » (chien-rat, c’est le rat d’Afrique). Elles ont repéré l’inquiétude qui tourmente leur frère. La mère leur interdit de monter à l’échelle. Plus tard Luchi a peur de sortir de la voiture, à cause des « perro-rata ». Il se pourrait que pour lui, à ce moment, le chien ait changé d’identité : ce ne serait plus un animal connu mais une créature hybride, monstrueuse, contaminée par une altérité incontrôlable. 
  • Quand les chiens envahissent la maison de Salta, Luchi dit : Mecha a un perro-rata (en vérité elle caresse, dans son lit, un chien dépourvu de poils), puis en partant il court vers la voiture par peur des chiens.
  • À la maison, Luchi fait semblant d’arrêter de respirer. Avant même l’accident, la mort le menace.
  • Luchi boit un verre d’eau, il entend aboyer derrière le mur. Il monte à l’échelle. Arrivé sur le dernier barreau, celui-ci se détache. Il tombe. On entend un aboiement, puis on voit l’image du corps sans vie de l’enfant sur le sol. 
DÉSAGRÉGATION-DÉCONSTRUCTION.

Andrea Avidad associe l’émergence d’une créature monstrueuse au néologisme animot employé par Derrida pour critiquer la catégorie métaphysique d’animal. L’animal comme tel n’existe pas, ce n’est qu’un mot, une chimère, une catégorie que seule l’opposition à cette autre catégorie métaphysique, l’humain, justifie. L’événement du film, c’est que cette distinction essentielle à l’humanisme semble se dissoudre, fondre comme un morceau de glace dans la torpeur tropicale. Il en résulte une confusion, celle qui empêche Luchi de voir l’origine du son nommé aboiement. L’évidence du chien (animal domestique dominé par l’homme) est remplacée par une chose hybride, dangereuse, innommable. La distinction entre vocables se brise comme le barreau qui cède sous ses pieds. On peut lire cette histoire comme le récit d’un monde qui s’efface. Dans cette famille où personne ne semble se projeter vers l’avenir, l’enfant interroge l’animal. C’est du côté de l’animal qu’il attend une réponse. Il quitte ce monde peu après que la domestique Isabel ait elle aussi décidé de s’éloigner. Il y a pour la jeune Amérindienne le même type de confusion : d’un côté elle est prise dans l’univers familial, elle pleure en partant, mais d’un autre côté elle fait le choix inverse, elle s’en va vers le garçon surnommé Perro (le chien), un Amérindien lui aussi. Comme on l’a vu dans une scène précédente, Perro n’est pas qu’un nom, c’est une figure de l’animalité. Quand José, le fils de famille, s’approche d’Isabel, il lui donne un coup de tête puis se jette sur lui dans un geste qui ressemble à celui d’un chien.

Les aboiements mortels dont parle Andrea Avidad dans son titre (deadly barks) sont ceux de la créature qui terrorise Luchi. Entre la confusion née de l’invisibilité de l’animal et celle qui règne dans la famille, il y a résonance, rencontre. L’enfant ne trouve plus aucun appui. Avant que le barreau de l’échelle ne se brise, son monde s’était déjà dissocié, déconstruit. Il n’y a plus rien pour le porter. Personne, dans cette double famille, ne lui propose un autre monde que celui qui est déjà défait, détruit. Die Welt ist fort, dirait Paul Celan, mais il n’y a pas de voix qui pourrait dire : Ich muss dich tragen. Comment quelqu’un pourrait-il encore croire en quelque chose ? Momi, la sœur de Verónica, se rend sur le site de l’apparition de la Vierge, mais ne voit rien. De retour à Buenos-Aires, José apparemment guéri du coup de tête de Perro continue sa relation incestueuse avec Mercedes.

Les voyous, les animots ou les indiens ne se distinguent plus dans ce film des bourgeois (grands ou petits) ou des fils et filles de famille. Ils sont tous contaminés par la même confusion qui n’est pas seulement politique, mais métaphysique. C’est la dignité, la singularité de l’humain qui est déconstruite. 

  1. Cf l’article de Andrea Avidad, Deadly Barks : Acousmaticity and Post-Animality in Lucrecia Martel’s « La cienaga » (2020) ↩︎
  2. Acousmatique = une chose qu’on entend, mais ne voit pas. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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