Ikiru (Vivre) (Akira Kurosawa, 1952)

On peut, en donnant lieu à un supplément pour l’autre, vivre plus que la vie

C’est un film inspiré en partie par une nouvelle de Tolstoï, La Mort d’Ivan Illitch (1886). L’histoire peut sembler un peu lourde, moralisante, mais elle conduit, si on la considère avec attention, à des problématiques plus originales qu’il n’y paraît. Kanji Watanabe1, fonctionnaire en fin de carrière, est « chef du service des Affaires publiques » dans un arrondissement de Tokyo. La principale fonction de ce service est de rediriger les administrés ou les plaignants vers d’autres services, sans jamais passer à l’acte ni résoudre aucun problème. Comme le dit une jeune femme embauchée récemment, Toyo Odagiri, sous la forme d’une blague : « J’ai entendu dire que vous n’êtes jamais parti en vacances, est-ce que c’est parce que la municipalité n’aurait pas pu fonctionner sans vous ? – Non, c’est parce qu’on aurait pu s’apercevoir que la municipalité n’a absolument pas besoin de moi ». Cette plaisanterie qui ne fait rire aucun des employés fait froncer le sourcil à Watanabe, qui n’a pas pris un seul jour de congé depuis 30 ans. Un peu plus tard, il apprend qu’il est atteint d’un cancer de l’estomac et n’a plus que six mois à vivre. De retour chez lui, surprenant une conversation entre son fils et sa bru, il comprend que personne n’attend plus rien de lui en-dehors de son héritage, et éventuellement d’une promotion pour prendre sa place. Au fond c’est comme s’il était déjà mort, comme si les six mois qui lui restent ne comptaient pas. Que faire pour insuffler un peu de vie dans cet étroit moment d’espace-temps ? Il consulte la photographie de sa défunte femme sans trouver de réponse. Cet homme qui a consacré toute sa vie à élever son fils Mitsuo, qui n’avait pas d’autre but que de lui transmettre ses économies, se demande soudainement s’il n’y a pas autre chose à faire, mais quoi ? Pour la première fois de sa vie professionnelle, il ne va pas à son travail. Son service est bloqué, mais il s’en fiche. Dans un débit de boisson, il raconte son histoire à un écrivain de rue qui l’entraîne dans la vie nocturne de la ville, entre boîtes de jazz, strip-tease, lieux de débauche et chansons françaises. Mais cela ne soigne pas sa dépression, au contraire. Dans un bar, il chante une chanson des années 1910 qui évoque la brièveté de la vie2. Déambulant sans but dans les rues, il rencontre la jeune Toyo qui a besoin de sa signature pour acter sa démission. Il l’emmène plusieurs fois au restaurant, la jeune fille lui explique qu’elle le surnommait la Momie, et finit par se lasser de ses sollicitations. 

C’est alors qu’une idée lui vient. En fabriquant des jouets pour les enfants, Toyo a l’impression que ce travail fait sens, car au moins il apporte à quelqu’un de la joie. Mieux vaut cette action minime que l’ennui et la momification qui règne dans les services publics. Et s’il apportait lui aussi de la joie à quelqu’un ? Un groupe de mères de famille venues déposer une requête concernant un problème d’eau polluée sur un terrain vague lui revient en mémoire. Elles suggéraient que cette zone soit assainie et transformée en parc de jeux pour enfants. Tout le monde les ignorait, mais Watanabe se dit soudainement que, lui, il peut faire quelque chose. 

Le film passe directement à la cérémonie des funérailles, typiquement japonaise : les supérieurs hiérarchiques y compris le maire adjoint chargé de ces questions, les collègues, la famille, se réunissent pour veiller le défunt. C’est là que, par une série de flashbacks, on apprend le combat mené par Watanabe, avant sa mort, contre l’immobilisme général, le scepticisme, l’égoïsme des uns et des autres y compris la violence de la mafia. Il réussit à faire construire le parc, et peu après l’inauguration, meurt sur place. Les mères du quartier, très émues, viennent se recueillir devant son portrait. Un policier raconte qu’il l’a vu tard le soir, couvert de neige, faire de la balançoire en chantant la chanson La vie est courte. Il est probablement mort de froid, non sans laisser à son fils une enveloppe contenant les formulaires pour la récupération de son épargne-retraite. Sous l’effet de l’alcool, les collègues reconnaissent les qualités de Watanabe, son étrange transformation à quelques mois de la mort. En portant le projet de parc, il a soutenu les mères et leurs enfants. Mais la lucidité des collègues est brève. De retour au bureau, rien ne change à leur comportement. L’action singulière, ponctuelle, individuelle, de l’ancien chef de service, ne modifie en rien les structures en place. D’un côté la bureaucratie perdure, mais d’un autre côté le parc existe, les enfants peuvent y jouer.

Dans ce film réaliste, irreligieux, il n’y a pas d’au-delà, pas d’espoir de survie, spirituelle ou pas, après la mort. Le portrait de Watanabe qui surplombe la scène de deuil n’est ni un spectre, ni un fantôme, ce n’est qu’un portrait. Tout s’est terminé avec sa disparition, son décès, et pourtant quelque chose s’est ajouté. C’est cet ajout qui pose question. Qu’est-ce qui est venu en plus à partir de son acte ? Tardivement, Watanabe a découvert la possibilité du plus qui produit de la joie, du bonheur, pas seulement en lui, mais aussi en l’autre. Ni le discours courant, ni la société dans son ensemble, n’ont été immédiatement transformés. Les bureaucrates sont restés des bureaucrates et les politiciens des politiciens. Mais un germe a été déposé, une graine, une étincelle dont nul ne sait ce qu’elle pourra provoquer. Watanabe n’a pas seulement laissé un héritage à son fils, il a légué quelque chose de plus qui désormais travaillera les esprits. Il n’a pas seulement légué ce qu’il possédait, il a légué ce qu’il n’aura jamais possédé. Après 30 années de momification, il n’est pas mort cadavérisé, mais vivant. Il n’a accusé ou culpabilisé personne, il n’a exhibé ni faute ni haine, il est parti sans aucune dette ni désir de vengeance. Il a agi, et son acte a transformé la scène rituelle des funérailles en une sorte de groupe de parole, d’auto-analyse, d’où au moins un personnage positif a émergé (un de ses collègues). Il a prouvé qu’en-dehors du bureau, les collègues n’étaient plus exactement des collègues, mais aussi des êtres capables de penser, que d’autres lieux pouvaient être habités, d’autres positions. Il aura donné l ‘exemple d’un supplément, un pas au-delà unique, singulier.

  1. Interprété par Takashi Shimura, un acteur beaucoup sollicité par Kurosawa, notamment les Sept Samouraï.  ↩︎
  2. Le titre de la chanson, Gondola na uta, signifie La vie est courte↩︎

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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