Romance (Catherine Breillat, 1998)

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Il faut se retirer de l’amour conventionnel, conjugal, le vider, pour que commence le sexuel, le réel de la vie, l’existence, l’éthique

Jusqu’en 2024, il y avait deux manières différentes d’appréhender ce film, et depuis cette date il y en a trois. La première est de le considérer comme un film quasi-pornographique, avec une succession de scènes plus ou moins choquantes – d’où le titre anglo-saxon, Romance X, et l’interdiction aux moins de 16 ans en France1. En Europe, le film a généralement échappé à la classification X, mais aux USA il a été classé R (Restrictif), et il a subi différents classements en Australie et au Canada pour deux raisons : sado-masochisme, et scènes de sexe non simulé. La deuxième manière est de le considérer comme un film « normal », « sérieux », à interpréter en fonction de son contenu, la position féminine et son rapport à la sexualité. La troisième manière, la plus récente, résulte des accusations portées par l’actrice principale Caroline Ducey dans son livre La Prédation (nom féminin)2 où elle accuse Catherine Breillat d’avoir organisé un viol au cours d’une scène. Les critiques récentes tendent à privilégier le dernier aspect à cause de son impact médiatique et de son intégration dans le mouvement #MeToo, dans la continuité des accusations de Judith Godrèche contre Benoît Jacquot pour le film La Désenchantée(1990), et contre Jacques Doillon pour le film La Fille de 15 ans (1989) (entre autres). Je voudrais, dans cette analyse, faire une tentative différente : tenir compte des trois manières en même temps.

Le film commence par une affirmation simple : Marie aime Paul3. C’est clair pour elle, c’est indiscutable. Elle n’est pas sûre que la réciproque soit vraie, mais pour elle ça n’a pas d’importance. Elle a pris sa décision : c’est avec lui qu’elle veut vivre, c’est avec lui qu’elle aura des enfants, et avec personne d’autre. Il n’est pas encore question de mariage, mais c’est tout comme. Il y a certes un problème, une difficulté, c’est qu’il ne la désire pas– ou pas encore, dit-il. Il ne montre aucun signe de désir masculin : il ne la caresse pas, ne la déshabille pas, ne l’embrasse pas, ne la touche pas, ne danse pas avec elle, lui tourne le dos dans le lit, protégé par son T-shirt, et ne bande pas en sa présence, sauf quand elle le sollicite directement (et encore). À part ça il semble complètement normal, il cherche à séduire d’autres filles et prétend que son comportement est momentané, qu’il changera plus tard. Cela ressemble à une impuissance, mais constamment niée. Le film n’entre pas dans la psychologie, il ne procure aucun indice d’inhibition, de blocage ou de névrose. Paul a décidé qu’il en soit ainsi, c’est sa conception de sa relation avec Marie, celle qu’il a choisie pour être sa compagne dans une anticipation de l’amour conjugal. Ils vivent ensemble comme un couple (ou comme s’ils formaient un couple), dans le même appartement, la même chambre d’une blancheur immaculée, avec les mêmes amis. Marie en souffre, elle est frustrée, culpabilisée, elle se demande quelle place elle peut occuper dans ce défaut du désir qui est aussi sans doute une défaut d’amour (mais elle ne peut pas en être sûre). Elle se tourne vers d’autres partenaires sexuels qui apparaissent sur l’écran de la manière la plus crue : un amant4 (Paolo), un pervers5 (Robert), un violeur6(Reza). Si Marie est privée de sexualité dans le réel du couple, alors la sexualité compensatrice doit être montrée dans le réel du film. Elle se venge de Paul en explorant d’autres pratiques qu’elle jette à la figure du spectateur. Puisque Paul est incapable de la faire exister par le désir, de lui faire le don de l’existence, eh bien c’est dans un autre endroit qu’elle existera, sans craindre ni le sadomasochisme ni l’exhibition. Il faudra qu’elle lutte contre l’impuissance de Paul par la puissance du vécu. On devine ici la dialectique du film : la simili-pornographie compense la vacuité générale. Il faut du sexuel pour masquer la pauvreté de la vie sociale, entre bars, soirées dansantes et sport à la télévision.

Elle, elle s’appelle Marie. Il faut attendre la fin du film pour qu’elle soit inséminée dans un rapport sexuel de pacotille – un pseudo-rapport sexuel qui ressemble à la venue soudaine d’une colombe7. Lui, il s’appelle Paul. Il se méfie, comme saint Paul, de la vie sexuelle. « Or les œuvres de la chair sont manifestes : inconduite sexuelle (porneia8), impureté, débauche, idolâtrie, sorcellerie, hostilités, disputes, passions jalouses, fureurs, ambitions personnelles, divisions, dissensions, envie, beuveries, orgies et autres choses semblables. Je vous préviens, comme je l’ai déjà fait : ceux qui pratiquent de telles choses n’hériteront pas le royaume de Dieu » (Galates 5.19-21). Marie s’interroge sur son statut, son être. Dans ce contexte paulinien, qu’est-ce qu’une femme ? Faut-il qu’elle soit désirée (sous-entendu : par un homme) pour qu’elle commence à exister ? Marie est frustrée, mais pas nymphomane. Elle ne recherche pas la sexualité pour elle-même, mais elle trouve insupportable de ne pas être objet de désir. Le film porte une critique radicale de l’amour conjugal. Par amour, Marie a accepté de limiter sa vie à l’existence avec Paul, mais l’homme « aimé » n’apporte aucune satisfaction, il l’enferme dans l’impuissance. Elle n’a pas d’autre solution que d’entrer avec lui dans un rapport de force9. S’il la rejette comme objet de désir, il a un pouvoir sur elle bien plus grand que s’il la baise : un pouvoir de la faire exister ou la faire inexister. C’est ainsi qu’il transmue sa petitesse : petite bite, petit désir, petit macho, qui ne peut détenir du pouvoir que par la négativité. Elle n’a pas d’autre solution que de le rejeter, lui, comme objet de désir. 

C’est alors que commence l’autre quête, celle du substitut. Marie fait l’amour avec Paolo, pur baiseur, qui honore son corps. Elle accepte avec Robert, directeur de l’école où elle enseigne10, une relation sadomasochiste qui la reconnaît comme femme, lui permet d’exister, et dans le même temps la détruit. Elle connaît ses insuffisances : nulle en orthographe, en calcul, elle n’est pas non plus une intellectuelle, une lectrice. Elle veut aller encore plus loin, s’anéantir complètement, se transformer en puits infini : « Ceux qui me baisent, je veux pas les voir, pas les regarder. J’ai envie d’être un trou, un gouffre. Plus c’est violent, plus c’est obscène, plus ça doit être moi, l’intimité de moi, plus je me désiste, plus métaphysique, je disparais en proportion de la bite qu’ils prétendent prendre. Je m’évide, c’est ça ma pureté« . Attachée, entravée dans cette relation qui la réduit à un pur corps pensant11, elle peut avoir confiance en Robert qui la dit belle, désirable. C’est le début d’une restauration, sans qu’elle sache encore dans quelle direction.

Paul aura été l’instrument qui lui aura permis de faire un enfant. Défaillant jusqu’à la dernière minute (saoûl, il s’endort au moment où elle ressent ses premières contractions), il ne sert plus à rien, il faut s’en débarrasser. Elle aura tenu son engagement, il aura été le père biologique de son enfant, mais il n’en sera pas le père symbolique. Elle invite Robert, le seul homme qui l’aura rendue désirable, à son accouchement. Le père éliminé sera remplacé par le fils, le bébé, le phallus, le seul don que ce père-mauviette aura involontairement fait à celle qui n’aura jamais été « sa » femme. 

Il faut en venir maintenant à la dernière couche du film, celle qui s’est révélée en 2024, un quart de siècle après le tournage. Caroline Ducey explique que, contrairement à ce à quoi elle s’attendait, la scène de viol tournée avec Reza (l’inconnu de l’escalier) n’a pas été simulée. « Quelque chose est entré. Je ne comprends pas ce qui se passe, quelque chose tourne et tourne sans s’arrêter à l’intérieur de mon sexe et me brûle. Du venin se répand dans mes membres et me paralyse« . L’homme avait été recruté peu auparavant dans une boîte échangiste, et lui a été présenté le jour même à la cantine. Selon Catherine Breillat, il n’arrivait pas à bander, ce qui implique qu’après le cunnilingus (non simulé), la pénétration par sodomie prévue dans le scénario n’a pas eu lieu, mais selon Caroline Ducey, malgré l’insistance de la réalisatrice, le garçon surnommé Reza a compris le désarroi de la jeune femme et n’a pas insisté. Il est difficile de savoir quelles étaient les intentions réelles de Catherine Breillat. En tout cas, un demi-siècle après la célèbre scène du Dernier Tango à Paris où Marlon Brando sodomise Maria Schneider (1972), cette pénétration-là n’ait pas lieu, mais le traumatisme de la jeune actrice est bien réel. Des témoins confirment son état dépressif, son mutisme et sa prostration durant le tournage12.

On peut tracer un parallèle entre la situation du personnage Marie dans le film et celle de l’actrice Caroline Ducey dans la vie. Marie était institutrice, et Caroline étudiante en classe prépa au lycée Condorcet à Paris. Marie vivait sous l’emprise de Paul, et Caroline sous l’emprise de la réalisatrice, Catherine. Marie était fidèle, abstinente, et soudain elle multiplie les conduites à risque. Il en va de même pour Caroline qui tombe dans la drogue dure après le tournage du film. Paul souhaite que Marie ne participe pas à sa vie sociale, et Catherine a fait en sorte que Caroline ne puisse pas participer à la promotion du film. Alors que, dans le film, Marie ouvre le gaz pour se débarrasser de Paul, dans la vraie vie, Caroline écrit un livre pour se défaire de Catherine. « J’ai porté mon fantôme pendant des années. Je serais morte en 2001 si un ami n’avait pas appelé mes parents » explique Caroline. Tout se passe comme si, à la suite de la perte de confiance à l’égard de Catherine Breillat et de l’événement vécu comme un viol, elle avait débordé l’incarnation de son personnage, comme si elle en avait gardé pour elle quelques fragments. 

Le film se termine par l’enterrement de Paul. Serrant son fils dans les bras, Marie marche seule, pieds nus, vêtue d’une robe noire. Elle sourit et dit : « J’ai appelé mon fils du nom de son père. S’il y a quelqu’un qui compte les âmes là-haut, ça fait compte égal ». Curieuse conclusion qui en appelle à un équilibre, une compensation. Il aura fallu qu’elle se vide sans réserve, sans condition (-1)13, qu’elle fasse le deuil de son environnement (-1), pour enfin accepter sa solitude, sa singularité (+1)14, et pour donner naissance à un nouveau Paul, par enfantement15 (+1). Il aura fallu que le film soit dénigré, rejeté, souvent oublié ou effacé par un premier scandale (sexe non simulé = pornographie), puis un second (sexe non simulé = viol), pour qu’il fasse retour sans occulter sa triple nature.

Pour Catherine Breillat, Romance est un film absolument moral car il rejette les tabous16, les constructions morales de la société, pour privilégier le parcours unique d’une jeune fille, seule véritable éthique qu’elle reconnaisse. Le problème, c’est que la voix off du film n’était pas celle de Caroline Ducey, mais la sienne. Ce n’était pas l’éthique de l’actrice (au sens fort du mot), c’était son éthique à elle, ce dont elle a mal mesuré les conséquences pour celle qui l’incarnait. Le film reste douloureux, mais il a l’immense mérite de donner substance à ces distinctions.

  1. Mais le film n’a rien d’excitant. Il ressemble plus à un documentaire sur le sexe qu’à un film pornographique – un point de vue confirmé par une scène médicale où des étudiants gynécologues pénètrent Marie, de façon plus scientifique qu’érotique. ↩︎
  2. Editeur : Albin Michel. ↩︎
  3. Paul est interprété par Sagamore Stévenin. ↩︎
  4. Interprété par Rocco Siffredi et son sexe de 25 cm de long (bien visible). ↩︎
  5. Interprété par François Berléand. ↩︎
  6. Interprété par un homme qui reste à ce jour anonyme, « l’inconnu de l’escalier ». Vers 2014, voulant porter plainte, Caroline Ducey a essayé de le retrouver, sans succès.  ↩︎
  7. Elle aura vécu toutes ses expériences sans perdre sa virginité. ↩︎
  8. Cette porneia désigne l’inconduite sexuelle sous ses diverses formes, c’est-à-dire toute relation sexuelle en dehors du mariage. En (1 Corinthiens 5.1), le mot vise l’inceste; en (6.13 et 18), la fréquentation des prostituées; en (7.2), l’infidélité conjugale; en (1 Thessaloniciens 4.3) les relations sexuelles avec une personne mariée. ↩︎
  9. Citation : « Un mec qu’on aime vraiment assez pour être fidèle, il ne vous baise plus. Quand on les trompe, ils vous baisent, c’est simple. Ce n’est pas qu’ils devinent qu’on les trompe, c’est qu’ils comprennent qu’on leur échappe« . ↩︎
  10. C’est une relation paternelle, quasi pédagogique. ↩︎
  11. Elle porte un bâillon qui l’empêche de parler, mais pas de penser. Sa voix off est l’unique point de vue sur le film. ↩︎
  12. Dans un texte prononcé à Téhéran en novembre 1997, juste avant la réalisation de Romance, Catherine Breillat écrit : « Ce que je poursuis dans mes films, c’est le moment où le regard d’une actrice se voile. Cette opacité brusque au moment même où elle s’abandonne, où elle se donne à voir et se dérobe complètement en même temps, est un mystère vertigineux et absolu. (…) C’est pourquoi je dis que l’essence du cinéma est féminine ». (Scénario Romance, Ed Cahiers du cinéma p14). ↩︎
  13. Catherine Breillat : « Ce qui me tient à cœur, ce n’est pas la morale au cinéma, il ne s’agirait alors que de moralisme, mais de faire du cinéma moral. C’est-à-dire sans compromis. » (Ibid, p8). ↩︎
  14. Catherine Breillat écrit ensuite : « Ce n’est pas une morale dont on peut donner un code officiel. On peut simplement dire que c’est un code officiel » (ibid p9)// ↩︎
  15. Comme Caroline Ducey, mère d’une fille de 9 ans au moment de la parution de son livre. ↩︎
  16. Ce passage du tabou se situe dans le no-man’s land, entre la borne et la limite (Ibid, p17). ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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