L’important c’est d’aimer (Andrezj Zulawski, 1975)

Il faut, pour s’autoriser un amour d’un autre type (inconditionnel), se détacher de tout engagement, se décharger de toute dette

C’est l’histoire d’une femme, Nadine Chevalier (interprétée par Romy Schneider1), et d’un homme, Servais Mont (interprété par Fabio Testi2), qui sont pris de toutes parts dans des engagements ou des obligations dont ils n’essaient même plus de se débarrasser tellement ils y sont habitués3. Les plus simples parmi ces dettes sont les financières car les autres, psychologiques, généalogiques, morales, sont encore plus lourdes, plus exigeantes, plus pressantes. À la toute fin du récit, après quelques péripéties, disons tout de suite que ces dettes seront dégonflées, dégradées, peut-être effacées. Comment ? Une force encore plus puissante se sera exercée contre elles. Laquelle ? On pourrait dire qu’elle a quelque rapport avec l’amour, à condition de préciser ce qu’on entend, dans ce cas particulier, par amour. Je crois qu’il s’agit aussi d’autre chose, et c’est tout l’intérêt du film. 

Nadine est une ancienne comédienne obligée de tourner dans des films d’horreur ou pornographiques pour survivre. Elle est mariée avec Jacques Chevalier4, un homme instable, frustré, fantasque, qui ne cesse de répéter qu’il l’a sortie de la misère et de la dépression – ce qu’elle ne conteste pas. Il collectionne les vieilles photos de cinéma, tandis qu’elle, elle se laisse faire, critiquer, injurier. Se considérant comme une incapable, elle intériorise les reproches qui lui sont faits. Servais travaille lui aussi dans le même milieu, celui du porno, du film d’horreur. Pas plus que Nadine, il n’a choisi de fréquenter ce milieu. Il doit le faire pour gagner sa vie et pour régler ses comptes avec un escroc, Mazelli5, qui l’a soutenu ou aidé dans des circonstances mal définies (il est ancien reporter de guerre) – dans le prolongement de son propre père, qui était lui aussi dépendant des trafics de ce maître chanteur. Servais prend des photos au service de ce business. Il est payé mais n’arrive jamais à rembourser sa dette. Il y a ce point commun entre Nadine et Servais : l’impossibilité de se dégager du milieu. Le film démontre que, pour s’en sortir, il ne faut pas rendre coup sur coup, au contraire, il faut changer les règles.

Le film commence par un événement qui pourrait faire office de scène originaire : Nadège, qui tourne un film d’horreur, doit dire « Je t’aime » à un homme ensanglanté. Ecœurée, incapable de le faire malgré les hurlements d’une réalisatrice anonyme, elle fait semblant d’essayer, elle le dit une fois, deux fois, trois fois, mais n’y arrive pas. Il n’y a aucune expression dans les mots qui sortent de sa bouche. « Sens-le ! Sens-le ! » répète la cinéaste, mais décidément c’est impossible, sa voix est totalement dépourvue de sentiment, sauf le dégoût. C’est alors qu’arrive Servais, photographe indépendant, dit-on. Il n’est pas le bienvenu. Il vient, clandestinement, dérober des images de l’actrice impuissante. Il doit glisser quelques billets pour prendre des clichés rapides. Nadège l’aperçoit, elle se tourne vers lui en pleurant : « Ne faites pas de photos s’il vous plait. Non, je suis une comédienne vous savez, je sais faire des trucs bien, ça exige… Je le fais pour bouffer, c’est tout, alors ne faites pas de photos, s’il vous plait, ne faites pas de photos. » Elle a honte, elle est désespérée, Servais recule, il a aussi la larme à l’oeil. On veut lui prendre ses bobines, son appareil, il se défend, il frappe, il se bat et réussit à partir, emportant la bobine impressionnée dans la bouche. La scène a eu lieu, Servais s’est identifié à Nadège : il a deviné qu’une liaison invisible les rapproche. Ces photos, il a dû les prendre sous contrainte, à la demande de Mazelli, tandis qu’elle, elle tourne sous contrainte, à la demande d’un autre mafieux. Un lien entre eux s’est instauré : il a vu son regard et elle, elle s’est adressée à lui comme à quelqu’un en qui on peut avoir confiance. La dynamique est en route.

Il reste que Servais a photographié Nadège sans son consentement. Il se sent coupable, redevable, et il ne cessera de vouloir compenser cette dette-là. Dès le lendemain, il se rend chez elle, prend d’elle des photographies valorisantes, artistiques6, et fait tout pour qu’elle puisse exercer dignement son métier d’actrice. Il va jusqu’à financer une pièce de théâtre où il la fait jouer – Lady Anne dans Richard III, un rôle qui marque un sommet dans l’ambivalence, entre haine et dépendance. Avec l’échec de la pièce, la réhabilitation échoue, mais Servais progresse dans son espoir de se faire pardonner, se faire aimer. Il s’agit encore d’une transaction, comme il y en a beaucoup dans le film, aussi inégales les unes que les autres : gagner de l’argent en finançant des orgies (Servais), donner son corps pour remercier (Nadège à Servais, quand elle se rend compte que c’est lui qui a financé la pièce), faire un don gratuit (l’acteur interprété par Klaus Kinski, à Servais), donner cet argent au couple Chevalier (Servais), donner des preuves d’un amour finissant (Nadège à Jacques), rendre son argent à Mazelli (Servais), faire payer à Servais la livre de chair en échange de son départ (Mazelli), faire payer à un passant l’échec de la pièce (Kinski), punir le mépris de son épouse par son propre suicide (Jacques), etc. Tout cela semble absurde, irrationnel et déséquilibré, mais ce qui compte est le résultat. Comme le dit Mazelli avant de faire casser la gueule à Servais : « Tu comprendras jamais. C’est pas l’argent qui compte, c’est le principe. »

Mazelli ignore que, enfin, les comptes sont purgés. Nadège découvre Servais ensanglanté, et l’on revient à la scène du début. Elle n’a plus à jouer, à faire semblant, à dire « Je t’aime ». Elle n’a plus ni mari, ni protecteur. Elle regarde Servais avec compassion et sans un mot, elle l’embrasse. S’agit-il d’amour ? Au fond, rien ne permet d’en être sûr. Ils ont suivi chacun leur chemin jusqu’à supprimer toutes les conditions de l’amour. Plus rien ne les oblige, plus rien ne les engage, aucun réseau de fidélité ou d’alliance, aucune dette généalogique ou conjugale. Il n’y a plus de droit de l’un sur l’autre, il n’y plus de pouvoir, il n’y a plus d’autre obligation que celle qu’ils pourront définir. Le titre du film dit : « L’important, c’est d’aimer ». C’est une possibilité ouverte, mais ce n’est pas non plus un devoir.

  1. Que Nadine soit interprétée par Romy Schneider ajoute, pour le spectateur, au côté mélodramatique du film. C’est comme si, en 1975, elle échappait au sort qui la conduira, le 28 mai 1982, à une mort prématurée, à l’âge de 43 ans. Incapable de travailler une journée entière, elle ne tournait que le matin. ↩︎
  2. Romy Schneider détestait l’homme. Le réalisateur a gardé au montage une séquence où elle n’hésite pas à la gifler – pour d’autres raisons que le film. ↩︎
  3. On parle d’adaptation, mais c’est plutôt la transposition de quelques pages d’un roman de Christopher Frank, La nuit américaine, qui a obtenu le prix Renaudot en 1972. ↩︎
  4. Interprété par Jacques Dutronc. ↩︎
  5. Interprété par Claude Dauphin. ↩︎
  6. Ce qui ne l’empêche pas de se déshabiller, sans pudeur, devant son mari. ↩︎
Vues : 2

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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