Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992)
Quand le pouvoir souverain, obscur, de la féminité, met en jeu la peine de mort pour s’approprier la puissance phallique
Le film est réalisé du point de vue de l’inspecteur Nick Curran, interprété par Michael Douglas, ce tireur (shooter1) qui a plusieurs fois tué des gens « par accident », comme on dit2, c’est-à-dire sans le vouloir, ce baiseur pulsionnel, ce pantin, cette marionnette instrumentalisée par deux femmes, Catherine Tramell interprétée, bien sûr, par Sharon Stone3, et Elisabeth Garner née Hobberman4, ce détective qui croit mener l’enquête mais se fait manipuler de bout en bout, dont le prénom « Nick » peut être entendu comme la condensation de « No Dick » homme-phallus sans phallus dit aussi de son petit nom Nicky (c’est ainsi que sa femme l’appelait et aussi Catherine), qui subit toutes les addictions (alcool, drogue, cigarette) sans jamais réussir à s’interrompre, ce velléitaire qui n’a aucun contrôle sur son propre sort. Même quand il est devenu meurtrier, il est resté innocent et ne s’est jamais pensé comme tel, le nom et le statut de shooter s’impose à lui malgré ses dénégations. Les autres flics le raillent et le regardent de haut. Il n’a qu’un seul ami dans ce milieu, Gus Joran, et un farouche ennemi, le lieutenant Marty Nilsen dont on apprendra plus tard qu’il est lui aussi manipulé par ces deux femmes. Il est étrange qu’à propos de ce film certains critiques parlent de « stéréotype de mâle dominant » alors que le mâle en question ne domine rien, il est dominé sur tous les plans, en position sociale, en expérience sexuelle (ce sont les femmes qui se servent de lui), en maîtrise des affects et aussi en qualité intellectuelle, car les deux femmes sont diplômées de Berkeley, mais pas lui. Il est vulnérable, tombe amoureux tandis que pour Catherine, la romancière, il n’est qu’une sujet pour roman5 et pour Beth, la psychologue, un objet d’analyse.
On a qualifié le film de misogyne parce que Catherine, la riche héritière, se fait passer pour quasi criminelle dans une ambiguïté sans cesse renouvelée, toujours innocente mais jamais complètement innocentée, dans un rapport complexe et infiniment subtil au meurtre car elle est capable de faire croire qu’elle est meurtrière sans l’être, ou qu’elle ne l’est pas tout en l’étant. C’est un jeu dans lequel l’auteur, l’animatrice, la reine, c’est elle. Elle surplombe la morale, l’éthique, la psychologie, elle prend son plaisir là où elle le trouve bien qu’on ne sache jamais à quel degré il est inventé ou simulé car elle est capable, d’un seul coup, de transformer une pulsion en une autre, la passivité en activité, l’émotion en sécheresse, le trouble en maîtrise. C’est cela le continent noir : un lieu où les règles usuelles se brouillent, où les oppositions s’annulent, où les genres se fécondent mutuellement, où le temps lui-même est aboli car on peut raconter un événement avant qu’il ne se produise et produire au fur et à mesure le personnage dont on s’inspire.
La puissance phallique ne lui suffit pas, il lui faut aussi la supériorité intellectuelle (le logos) par laquelle s’exerce sa domination sur ses interlocuteurs. Le phallogocentrisme ne lui est pas extérieur, puisqu’avec le pouvoir que lui procure l’argent, elle l’incarne. Elle sait tout sur Nick, tandis qu’il ne sait rien sur elle. Quand elle dit « Je n’ai rien à cacher » juste avant de laisser entrevoir, le temps d’un clin d’œil, son sexe, elle veut dire que ce qu’elle n’a pas à cacher, c’est le rien, la toute-puissance du rien6. Elle n’a pas besoin de montrer quoi que ce soit et d’ailleurs elle ne montre rien, elle laisse imaginer ce que pourrait être le continent noir féminin, s’il existait. Si ce geste des jambes, ce croisement est si sulfureux, comme on dit, s’il a attiré tellement de commentaires et de parodies, s’il a attiré tant de spectateurs dans les salles obscures, c’est parce que cette toute-puissance du rien est d’essence magique et donc illimitée. Les policiers sont médusés, au sens propre du terme : ce qui les regarde les pétrifie, les immobilise. C’est une autre mythologie7 qui pénètre par effraction sur l’écran, une continentalité noire qui les regarde, effrayante et mortifère. Eh oui messieurs, ici, là-bas, il n’y a rien.
Pourquoi avoir donné ce titre, Basic Instinct ? L’instinct primordial est celui dans lequel la pulsion sexuelle ne se distingue pas de la pulsion de mort8. Les deux pulsions (voire trois, avec la pulsion scopique) se croisent en un point précis, entre les jambes de Catherine, là où Nick croise à la fois l’inquiétante romancière et la doctoresse calculatrice avec laquelle il couche de temps en temps, une collègue de bureau qui en sait (elle aussi) plus que lui du haut de son expertise (elle a été, à l’occasion, sa psychologue, sa thérapeute). On ne sait pas d’où les pulsions proviennent, de Nick ou des deux femmes. Nick ne s’exécute qu’à leur instigation, dans un mouvement répétitif où son désir s’efface. Dans leur jeunesse étudiante, elles sont été amies, tellement amies qu’elles ont été très proches, si proches qu’elles s’imitaient l’une l’autre. Basic Instinct est aussi un film de dédoublement. Catherine et Beth (ex Lisa), unies par le lesbianisme, sont-elles une seule et même femme ? Catherine et Nick, tous deux meurtriers virtuels (car victimes de leur tendance assassine), sont-ils un même personnage dédoublé en mâle (manipulé) / femelle (manipulatrice) ? Les femmes assassines dont s’entoure Catherine sont-elles autre chose qu’elle-même ? Le livre qu’écrit Catherine est-il distinct de la réalité qu’elle fabrique par calcul et séduction ? Et Nilsen, le lieutenant assassiné (par qui ? Catherine ou Beth, ce ne sera jamais vraiment éclairci), n’est-il pas une autre version concurrente de Nick ? N’a-t-il pas fait à un an d’intervalle exactement le chemin que Nick refait ? Il se pourrait que ces personnages illustrent tous un seul phénomène, la division du sujet9. Les deux femmes utilisent Nick dans la guerre meurtrière qui les oppose. Il devient l’enjeu de la compétition à qui tuerait le plus avec un pic à glace (objet phallique s’il en est) qu’elles avaient engagée dès l’époque de leurs études. Elles ont été amantes, complices, et elles se partagent le même homme. Catherine veut le voler à Beth, le détruire, et en même temps détruire Beth. Catherine est devenue romancière et Beth est devenue psychologue pour la police. Sont-elles en relation ? Partagent-elles les mêmes secrets pour leur métier respectif ? Se sont-elles unies pour influencer Nick et faire de lui un meurtrier ? Le « Shooter » (l’homme qui tire facilement, trop facilement, comme dans un western) serait l’instrument phallique de ces deux dames. Il est littéralement leur phallus qu’elles s’approprient de toutes les façons possibles. Se sont-elles mises à deux pour tuer leur professeur Noah Goldstein, et ont-elles ensuite été prises dans une passion de répétition ? En tout cas la spécularité les habite, elles sont spéculaires jusqu’au bout. Au moment de mourir, Beth dit à Nick : Je t’aime, mais c’est Catherine qui couche avec lui une dernière fois.
Revenons au départ du film, à la toute première enquête. Johnny Boz, ex-vedette du rock et ami du maire de la ville (San Francisco) est brutalement assassiné au pic à glace (très exactement 31 coups, d’après la médecine légale), selon un scénario déjà raconté dans un roman écrit par Catherine Tramell sous le pseudonyme Catherine Woolf et le titre Love hurts (l’amour, ça fait mal). On peut dire que c’est une sorte de crime parfait, puisqu’on ignore, à la fin, qui l’a tué, de même qu’on ignore le sort futur du couple Catherine-Nick, dont on a vu qu’il ressemble plus au mariage de deux pulsions (voire trois) plutôt que de deux personnes. Comme dans d’autres films de Paul Verhoeven, le personnage masculin principal, Nick, n’a aucune liberté. C’est une sorte de machine – Robocop10qui fait ce que d’autres prévoient ou répète ce que d’autres ont déjà accompli. Il est présent lors de la mort de Roxy, la compagne lesbienne de Catherine qui a essayé de le tuer, lors de la mort de son ami Gus et il tue lui-même son ex petite amie Beth. Il n’y a pas vraiment de suspense dans les romans de Catherine Tramell, puisque le meurtre arrive toujours. Il est prévu à l’avance, entièrement calculable puisqu’aucune marge n’est laissée à l’incertitude. Avoir pour amie une femme (Roxy) qui a égorgé ses deux frères et une autre (Hazel Dobkins)11 qui a assassiné son mari, avoir perdu ses parents dans l’explosion d’un bateau et son conjoint décédé dans un match de boxe, rien de tout cela n’ouvre à l’incertitude, à l’événement à venir.
Catherine Tramell n’a pas besoin de s’émanciper, puisqu’elle l’est déjà. Si elle revendiquait sa liberté, elle reconnaitrait qu’elle n’est pas libre, ce qu’elle ne veut à aucun prix. Ce qu’elle veut affirmer, encore plus que sa liberté, c’est sa souveraineté. Aucune obligation, surtout pas familiale (ni parents, ni mari, ni enfants), ne peut la limiter ni l’enfermer. Son axiome, l’axiome de sa vie, qui est également valable sur le plan politique, c’est que la peine de mort est l’ultime critère de la souveraineté. De même que le souverain a droit de vie ou de mort sur ses sujets, l’écrivain·e a droit de vie et de mort sur ses personnages. Si l’écrivain·e confond la vie et l’écriture, alors elle peut, à volonté, condamner ou gracier les personnes qu’elle fréquente. Pour elle le meurtre n’est pas un crime, c’est l’affirmation, compulsive, qu’elle est ce qu’elle est. On trouve un comportement analogue dans le film de Richard Fleisher, Compulsion (Le Génie du Mal) (1959), où le meurtre gratuit démontre la pure souveraineté du mal radical, sans justification ni explication. Catherine tue pour déclarer à la face du monde qu’elle n’est en aucune façon soumise à la morale commune, et capable d’en tirer les conclusions, toutes les conclusions. Dans ce film, contrairement à ce qui arrive dans Compulsion, elle passe pour innocente des morts suspectes qui l’ont environnée. En réussissant le crime parfait, elle démontre la supériorité de la puissance féminine sur le droit et la loi représentés par les policiers, tous masculins. Seul son alter ego, Nick, sera peut-être gracié – mais la grâce est aussi une prérogative du souverain.
- Se shooter, c’est aussi se droguer. ↩︎
- Cinq personnes en deux ans, ce qui n’est pas négligeable. Bien qu’acquitté par la justice, il s’est senti coupable de ces exécutions, il a même sombré, à cause d’elles, dans l’alcool et la drogue. C’est ce qui le différencie, essentiellement, de Catherine Tramell. ↩︎
- C’est une évidence aujourd’hui, mais le choix a été difficile. Elle se situait au 13ème rang dans la liste des actrices envisagées. Elle n’a gagné que 500.000$ avec ce film, et Douglas 14M. ↩︎
- Interprétée par Jeanne Triplehorn. ↩︎
- Une romancière qui fait de la véritable auto-fiction, et non du récit de soi. ↩︎
- Sharon Stone a déclaré que lors de la première projection du film, elle a vu, pour la première fois de sa vie, ses parties génitales. Elle dit avoir giflé Paul Verhoeven, et être partie immédiatement en voiture chercher son avocat, Marty Singer. Elle a fini par accepter la scène en pensant qu’elle correspondait au film. Toutefois cette version a été démentie par Paul Verhoeven. ↩︎
- Dans la mythologie grecque, les yeux de Méduse ont le pouvoir de pétrifier tout mortel qui croise son regard. Il en va ainsi du sexe féminin qui semble provenir d’outre-tombe, terrorisant comme la Gorgone. Pour Athena, l’égide représente la Discorde, la Force, la Poursuite, et sur le bouclier d’Agamemnon son portrait fait fuir l’ennemi. ↩︎
- Les cascades, nombreuses dans le film, ressemblent aussi à une sorte d’acte sexuel meurtrier, où c’est toujours la conductrice féminine qui fuit et le conducteur masculin qui suit sans réussir à la rejoindre. ↩︎
- Comme dans d’autres films de Verhoeven (Total Recall, Robocop). ↩︎
- Les deux tableaux de Picasso montrés dans le film, une jeune femme blonde au chapeau assise sur une chaise chez Johnny Boz et La Muse chez Catherine ont eux aussi un côté machinique. ↩︎
- Interprétée par Dorothy Malone. ↩︎