Histoire de ma mort (Albert Serra, 2013)

Ayant vécu « ma vie » sous le signe de la gratuité, « ma mort » arrive quand à cette place s’impose l’échange, la circulation du sang

On se pose une première question en voyant ce film : pourquoi le titre, Histoire de ma mort, use-t-il de la première personne, alors que manifestement Giacomo Casanova n’a pas pu raconter sa mort, et que d’ailleurs le récit du film est inventé par le réalisateur ? Certes le titre de l’ouvrage dont il est inspiré, Histoire de Jacques Casanova de Seingalt vénitien, écrite par lui-même à Dux, en Bohême, entre 1789 et sa mort le 4 juin 1798 , à l’âge de 73 ans, insiste lui aussi sur la première personne. Le texte a été écrit pendant les huit dernières années de la vie de cet homme habitué à voyager alors qu’il était immobilisé à Duchcov, dans le château du comte de Valdštejn, et publié à titre posthume sous le titre « Histoire de ma vie ». Se sentant progressivement perdre ses facultés de séduction, il a pu avoir le sentiment qu’en narrant dans le détail ses aventures, il mourait peu à peu, comme si l’acte même d’écrire était sa mort. Ayant 40.000 ouvrages et manuscrits à gérer, il n’avait plus le temps de ce qu’on appelle vivre. Peut-être pensait-il qu’il avait encore plus de temps, car sa signature est inscrite à la fin de chaque chapitre à l’exception du dernier, brusquement interrompu, ce qui tend à prouver qu’il a voulu s’affirmer comme « je » jusqu’au dernier moment, même s’il n’a pas pu l’écrire. Albert Serra explique qu’il a tourné ce film « dans l’espace vierge de cette fin de vie »1. Casanova a dû mourir en disant « je meurs » (sa signature). C’est en tout cas l’intuition d’Albert Serra qui, lui aussi, a pu se sentir impliqué dans cette « Histoire de ma mort », qu’il ne faut pas entendre comme l’idée d’un ultime moment, mais comme la marque qu’il inscrit à son tour sur cette fin de vie, celle du vampire. Son Casanova2 meurt de la morsure d’une femme dont il venait de répandre le sang en la déflorant. Ce n’est pas une punition : c’est le retour en miroir d’un plaisir. Dans le récit de Bram Stoker Dracula, Jonathan Harker est livré à trois femmes (les maîtresses de Dracula) qui le vident de son sang et lui ôtent toute force de s’enfuir. Dans le récit d’Albert Serra, ces femmes triomphent : Casanova ne s’échappera pas, il ne reviendra pas vers les 122 femmes qu’il a aimées (à la place de l’épouse Lucy de Jonathan Harker). Sa mort, c’était déjà sa renonciation. Sa dernière comparse est celle qui l’aura trahi. Il n’aura pas joui de cette dernière passade, il n’en aura pas ri, il n’aura pas mobilisé ses sens, il aura été passif, réduit à la fonction d’un objet. 

Le film commence par une série de scènes qui s’associent difficilement entre elles, dont seule la gratuité fait l’unité : un jeune poète parle de sa difficulté à écrire, Casanova embauche son valet Pompeu3, ils lisent et discutent de l’intérêt d’un livre, à conserver ou non dans sa bibliothèque, Casanova se nourrit longuement, bouchée après bouchée, ils jouent aux cartes (il ne faut jouer qu’aux cartes truquées, dit Casanova), il se prélasse dans le cul d’une jeune fille, écoute un peu de musique (guitare et clavecin), partage le plaisir de chier. Il rit beaucoup, n’arrête pas d’éclater de rire, jusqu’au moment où le voyage se poursuit dans le sud des Carpates et s’arrête au bord d’une rivière. Tout est là, dans cette délimitation où l’on peut voir de loin un homme dont on apprendra plus tard qu’il est Dracula en personne4. En attendant de traverser, ils s’arrêtent dans une ferme où trois femmes s’ennuient : Carmen la fille du fermier et ses deux servantes, Clara (la blonde) et Delfinas (la brune)5. Elles évoquent une autre fille aux longs cheveux bruns qui est partie et laissent entendre qu’elles aussi, elles pourraient partir. Casanova discute avec le fermier, un alchimiste, du passage dans l’au-delà : le premier qui en reviendra racontera ce qui s’y passe à l’autre. Mais bien entendu, nul n’en revient. Il entreprend Carmen qui partage avec lui le goût des plaisirs, fait l’amour avec elle (en riant). La première partie du film culmine dans une jouissance obscure, nocturne, interrompue par un bris de vitre, qui pourrait être la dernière. Clara voudrait en faire autant avec Pompeu qui ne réagit pas. L’homme qui perd aux cartes est aussi impuissant à jouir. « Laissez la servante tranquille, c’est excessif, ce que vous faites » dit-il à Casanova. 

Tout change avec l’irruption du sang : un arbre qui saigne au lieu de faire monter sa sève. Dracula convainc Carmen de passer de l’autre côté. Il lui fait des promesses, l’invite à venir dans son château, un lieu où le christianisme n’a pas sa place. Depuis toujours Casanova vivait dans un tel lieu, quoique tout autrement – pas étonnant qu’il le rejoigne. Un bœuf est sacrifié, livré aux charognes, puis c’est autour du père de Carmen, fouetté à mort. Casanova n’est pas chrétien, mais c’est dans le supplément qu’il a toujours vécu, pas dans le sacrifice. Avec ce franchissement par lequel trois femmes sont contaminées l’une après l’autre par le vampirisme, la gratuité est abandonnée. Le rapport de Casanova aux Lumières n’était pas rationnel, mais sensoriel. C’était un voyage, un road-movie permanent, un pillage suivi immédiatement d’une dépense. Le monde de Dracula fondé sur l’échange, la transmission, la domination est incompatible avec celui de Casanova. Si la merde n’est plus valorisée, il ne peut plus y avoir d’alchimiste capable de la transformer en or (ce qui faisait pleurer Casanova), en plaisir ou en rire. La merde reste de la merde, tandis que Carmen donne à son père ce qu’il mérite – logique de la punition, du châtiment. La mort de Casanova, c’est le moment où tout revient à Dracula. Il ne me reste rien, semble dire le Vénitien (long plan dans une obscurité quasi-totale, qui s’achève par la figure de Dracula buvant du sang avant de pousser son hurlement). S’il n’y a plus de parole, plus de sens, plus de plaisir gratuit, c’est que Casanova n’est plus là.

  1. Selon Jacques Henric dans Art Press↩︎
  2. Interprété par Vicenç Altaió – écrivain et commissaire d’exposition, qui n’avait jamais été acteur. ↩︎
  3. Interprété par Lluis Serrat. ↩︎
  4. Interprété par Eliseu Huertas. ↩︎
  5. Toutes trois choisies dans la ville d’origine d’Albert Serra. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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