Le Dibbouk (Michał Waszyński, 1937)

Celui dont l’avenir aura été déterminé avant la naissance n’aura pas d’avenir, il ne vivra pas
Le titre du film, comme celui de la pièce de Shalom Anski (ou Shlomo An-Ski, né Shloyme Zanvl Rappoport, 1863-1920) dont il est adapté, Le Dibbouk, renvoie à une notion générale, un esprit qui entre dans le corps d’un vivant pour le posséder à la suite d’une erreur ou d’une mauvaise action, et aussi à la singularité du dibbouk particulier de ce récit-là, Hanan (Hannan ou Channon ou encore Khonen selon les orthographes et/ou les prononciations), 20 ans, jeune homme pauvre qui trouvera la mort en raison de pratiques magiques, cabalistiques, destinées à faire accepter par le riche commerçant Sender (ou Sander), père de la jeune Léa (ou Léyelé, ou Léinka, selon les circonstances et les interlocuteurs), 20 ans également, dont il était devenu amoureux dans des conditions elles-mêmes critiquables au regard de la loi juive. Hanan et Léa ont tous deux rêvé d’un mariage inimaginable dans les conditions de l’époque, compte tenu de l’inégalité des fortunes. La faute de Hanan n’est pas l’amour, sa faute est la façon dont il a voulu forcer le destin en transgressant une règle fondamentale : détourner le savoir mystique pour produire non pas la joie ou la réparation, mais un vulgaire métal, de l’or, exigé par Sender de la part du futur mari de Léa. Le jeune Juif religieux, grand lecteur du Zohar, errant de yeshiva en yeshiva, s’est transformé en vulgaire alchimiste – faute si grave qu’on a difficilement trouvé quelqu’un pour réciter le Kaddish sur sa tombe. Cette erreur, ou cette mauvaise action, a conduit son esprit à prendre possession du corps de Léa. (Selon certaines rumeurs peut-être mal intentionnées, il serait entré par le vagin – une action qu’on peut considérer comme sexuelle bien que, dans ce cas, elle n’ait pas été féconde1).
En commençant par un récit qui précède la naissance de Hanan et Léa, le film laisse entendre qu’une autre faute, encore plus grave, commise par Sender, le père de Léa, et Nissan (ou Nisson, ou Nissone, ou Nisn, selon les orthographes et les prononciations), le père de Hanan, aurait pu être la véritable cause du destin des deux jeunes gens. Les deux hommes, amis intimes et vivant désormais loin l’un de l’autre, ne se rencontraient épisodiquement que pour les fêtes à la yeshiva du rabbin Azriel (ou Ezeriel, ou Ezryel, selon les orthographes et les prononciations) ben Hodos, de Miropol, descendant direct du Baal Shem Tov. Ils se sont mariés le même jour, la naissance de leur premier enfant était prévue également le même jour, et ils ont décidé que si leurs épouses enfantent un garçon et une fille, ils les marieront2. C’est un serment qu’ils auraient voulu déclarer au rabbin, mais celui-ci n’aura pas pu les entendre à cause des interruptions réitérées d’un mystérieux messager nommé Meszulach. Le rabbin n’aura proféré qu’une phrase : « L’homme ne fait pas de décision mes enfants », tandis que le messager les aura averti solennellement : « De telles choses ne peuvent être faites sans délibération. Vous ne pouvez pas prendre d’engagement pour quelque chose qui n’est pas encore né. Ma mission s’arrête là ». Telle est la faute originelle, la grave transgression qui aura déterminé le drame. Ils ont prétendu fixer l’avenir de leurs enfants avant même leur naissance, ce qui leur ôte toute liberté, toute faculté de se construire un futur. C’est une décision illégitime, abusive. La sanction tombe très vite : la mère de Léa meurt en couches, Nisson, le père de Hanan disparaît dans un accident. Ce n’est que le début d’un enchaînement qui conduira au décès prématuré de Hanan et Léa, avant qu’ils puissent avoir eux-mêmes une descendance. Tel est le pire crime : détruire l’avenir de ses propres enfants. Le dibbouk n’est que l’instrument, le mode d’action, la façon dont ce crime leur colle à la peau (la signification du mot dāḇaq en Yiddish dont dérive dibouq est « attacher », « adhérer », « s’accrocher »).
On peut s’interroger sur la place de ce film dans l’œuvre du réalisateur Michał Waszyński. Né Mosze Waks, il avait lui-même fréquenté une yeshiva dans sa ville de naissance, Kovel, mais s’était converti au catholicisme et avait modifié son nom. Devenu l’un des plus importants réalisateurs polonais3, se faisant passer pour un aristocrate ou un « prince », il semblait avoir complètement rompu avec le judaïsme quand il a réalisé ce film. Cette rupture s’est prolongée après la guerre passée dans l’armée polonaise loyale au gouvernement de Londres, et le reste de sa vie comme producteur en Italie et en Espagne. Tout se passe comme si ce film était son propre Dibbouk : le retour d’une âme juive chez un homme ayant rompu avec toutes les traditions. La fête représentée dans le film, Hoshanna Rabbah, septième et dernier jour de Souccot, rapprochée dans une tradition de la Cabale de la veille de Kippour, est considérée comme un Jour redoutable où retentit la sonnerie du shofar4. C’est le jour où l’on jette les fautes au plus profond des mers, d’où elles ne remonteront plus jamais. Tel est le geste accompli par Mosze Waks, mais comme son alter ego Hanan, il ne pouvait pas ignorer que sa tendance à transformer la mystique en or sonnant et trébuchant5 devait le condamner. Le film est une tentative de réparation qui, des décennies plus tard, revient nous hanter.
Entre Hanan et Léa, l’amour se déclenche immédiatement. Il est sans faille, total, absolu, illimité. Il résiste à toutes les séparations, y compris la mort, à toutes les pressions, y compris celle du rabbin Azriel. Un tel amour peut être considéré comme automatique, mécanique, voire inhumain. C’est une machinerie, une force étrangère, archaïque, une puissance irrépressible imposée aux deux jeunes gens qui n’ont jamais vraiment choisi ni exercé leur liberté. Pendant la cérémonie de Hoshannah Rabbah le rabbin enseigne que, le jour de Kippour, le grand-prêtre proférait solennellement le nom de Dieu en secret dans le Saint des Saints. S’il avait commis la moindre faute, la moindre erreur dans cette profération, alors le monde entier se serait écroulé. Par un usage abusif des livres de la Cabale découvert près de son corps au moment de sa mort6, Hanan a commis un acte analogue. Il a voulu proférer doublement le nom de Dieu pour défendre ses intérêts, son désir de mariage avec Léa7. Il savait que c’était une faute, mais cette faute, il la croyait pure et sainte8, il l’associait à l’extase sacrée du Cantique des Cantiques9. Son monde s’est écroulé sous l’effet de la colère divine, mais le lien instauré entre les amants n’a pas été rompu. Ils sont restés collés, accrochés par un rapport archi-amoureux incoercible. L’engagement de Nissan et Sender l’un envers l’autre, vingt ans auparavant, prend désormais la forme d’un lien indissociable, inexpliqué, entre les amoureux. Ce n’est plus un vœu, un serment, c’est une chaîne.
Le jour de ses noces avec le garçon choisi par son père, Léa dit vouloir associer sa mère au mariage en lui rendant visite au cimetière. Mais ce n’est pas sur le tombe de sa mère qu’elle s’arrête, c’est sur celle de Hanan auquel elle s’adresse : « Viens mon fiancé. C’est moi qui porte nos deux âmes et aussi celles de nos enfants non nés ». Nahan prend possession de son corps. Désormais ce n’est plus elle qui parle, c’est le garçon qui refuse catégoriquement son mariage. Désemparé, Sender décide de soumettre l’affaire au rabbin Azriel de Miropol, qu’il avait fréquenté dans sa jeunesse en compagnie de Nissan. Que faire ? Le rabbin prend une décision extraordinaire : organiser un procès, avec un tribunal rabbinique, en présence de Nissan. Un procès avec un mort ? demande Sender stupéfait. Ouirépond le rabbin. Le cas est suffisamment grave pour prendre des mesures exceptionnelles. Réveillant un autre mort du cimetière, il fait revenir l’âme de Nissan. Confiné dans un cercle tracé à l’intérieur de la synagogue, réduit à une ombre, Nissan est bien là. Le Tribunal débat et propose une sentence équilibrée :
(Citation de la pièce de Shalom Anski) : « Attendu qu’il n’est pas prouvé qu’au moment du pacte, entre les deux hommes, leurs épouses étaient déjà grosses et portaient le fruit dans leurs entrailles; attendu que, d’après les lois de notre sainte Thora, toute promesse concernant une chose non encore créée est dépourvue de valeur, nous ne pouvons pas affirmer que Sender était obligé de tenir parole. Toutefois, comme la promesse a été ratifiée dans le ciel, et dans le cœur du fils de Nyssen s’est attachée l’idée que la fille de Sender lui était destinée, et que la conduite ultérieure de ce dernier entraîna de grands malheurs sur Nyssen et son fils, le Tribunal déclare : Sender doit distribuer la moitié de sa fortune aux pauvres et, de plus, observer tous les anniversaires de la mort de Nyssen et de son fils, et réciter la prière des morts pour Nyssen et son fils, comme s’ils était ses propres descendants ».
Sender acquiesce mais le spectre de Nissan reste muet. Le constat est fait par le messager : Le disparu n’a pas dit « Amen ». Le Tribunal n’ayant pas la capacité d’imposer un jugement à un mort, la situation est inchangée, Nissan soutient toujours son fils, Sender n’est pas pardonné, mais le rabbin Azrael n’est pas homme à renoncer. Pour que les choses reviennent en ordre, il faut coûte que coûte que le mariage décidé par Sender ait lieu (pas question de renoncer à l’autorité paternelle, on n’est pas encore à la période #MeToo). Il tente une autre méthode : forcer par les formules traditionnelles de l’exorcisme le Dibbouk à quitter le corps de Léa. Mais ça ne marche pas, Hanan résiste toujours, il ne se retire pas. Il reste au rabbin une parade ultime : l’excommunication. Alors seulement Hanan cède. Il pouvait supporter toutes les menaces, mais pas celle d’être exclu définitivement du peuple juif. Délivrée du Dibbouk, Léa ne réagit pas comme aurait souhaité le rabbin. Désespérée, dévitalisée, elle meurt. Elle ne sera pas mariée de force ni dissociée de son amoureux, qu’elle rejoint dans l’autre monde.
Dans la pièce de Shalom Anski, il est dit que le messager Meszulach qui apparaît à chaque étape-clé de l’histoire, vêtu comme un mendiant, n’est autre que le prophète Elie, qui dans la tradition juive est le gardien de l’ouverture messianique du futur. Dans toutes les synagogues, une chaise est préparée pour lui car il pourrait faire irruption n’importe quand. Nul ne sait ce qu’il annoncera, le jour où il se présentera. Ce messager apparaît à de nombreuses reprises dans le film. Il essaie dès le début d’empêcher le serment des deux amis, constate que ce serment, une fois proféré, est valide, et prend acte du lien indissociable qui unit Hanan et Léa. Nissan disparu, nul ne pouvait abolir le vœu des deux amis, pas même le Tribunal rabbinique, pas même le prophète Elie. Sans se rendre compte du caractère maléfique du vœu, Hanan devait l’accomplir. Toutes les voies régulières, normales, étant obstruées, il était voué à confondre le mal et le bien, la faute et la sainteté, les accomplissements de la Cabale et les kilos d’or. Cette pièce étrangement prémonitoire écrite en 191810 et adaptée pour le cinéma en 1937 (au plus proche de deux guerres mondiales) condamne l’enfermement dans des formules préétablies, les algorithmes trop tôt clôturés, les déterminations imposées aux choses avant même leur émergence. Il affirme que jamais rien ne doit être décidé à l’avance, il exalte la liberté, le risque, l’incertitude.
- Contrairement à l’expérience vécue par Marie avec un autre genre de dibbouk. ↩︎
- On a pu remarquer que c’était pour les hommes une façon de se marier eux-mêmes, désir qu’aurait pu avoir Michał Waszyński qui était homosexuel. Le fait que les deux couples n’aient eu qu’un enfant, conçu lors de leur unique nuit de noces, conforte cette idée. ↩︎
- Il aurait dirigé 37 des 147 films réalisés en Pologne dans les années 30. ↩︎
- Cette fête où il est question des engagements mutuels, de la faute et de la réparation, peut être rapprochée du kol nidré, la veille de Yom Kippour. ↩︎
- Il semble s’être livré à quelques détournements et escroqueries lors de son séjour en Espagne. ↩︎
- Dans la pièce de Shalom Anski, Hanan déclare : « Le Talmud est froid, aride. Il retient à terre les ailes qui voudraient s’envoler. Tandis que la Cabale! La Cabale! Elle arrache l’âme à ses chaînes terrestres, elle nous emporte dans les sphères suprêmes, nous ouvre tous les cieux et soulève pour nous les voiles de l’éternité! ». Il espérait par la Cabale, échapper au serment contraignant qui liait son père, et le liait à son père pour toujours. ↩︎
- Citation de la pièce ce Shalom Anski : « Je veux pénétrer dans la troisième sphère, la sphère des rayons lumineux, de la sainteté… Je veux… Oui, il faut que j’arrive à posséder deux tonneaux d’or, pour lui, qui ne sait compter que l’or ». Pour Hanan, la possession et la sainteté se confondent. ↩︎
- Hanan explique à son camarade d’étude : « Il ne s’agit pas de lutter contre le péché, mais de le purifier. De même que l’orfèvre nettoie l’or, à l’aide de la flamme, de même que le mineur retire le diamant de la gangue, de même, il faut purifier le péché de toute souillure, pour que ne reste en lui que la sainteté ». Pour la société, cette thèse de la confusion des contraires est considérée comme satanique. ↩︎
- Ce Cantique, qui intervient plusieurs fois dans le film, est interprété par le premier cantor de la Grande Synagogue de Varsovie, Gerszon Sirota. ↩︎
- La pièce a été jouée pour la première fois le 9 décembre 1920 par la troupe de Vilna (théâtre yiddish), au théâtre Elizeum à Varsovie, un mois après la mort de son auteur – autre modalité de retour du spectre. ↩︎