Fantôme utile (Ratchapoom Boonbunchachoke, 2025)

Les fantômes qui exigent la justice ne se laissent pas effacer, oublier, leur présence insiste et s’ils se rassemblent, ils peuvent transformer le monde des vivants

La question du fantôme est introduite par Ratchapoom Boonbunchachoke de la façon la plus étrange : un aspirateur récalcitrant qui, au lieu de garder la poussière dans son sac, la recrache. Un étudiant en art qui se nomme lui-même Academic Ladyboy (sans doute est-il trop cultivé et trop homosexuel pour s’intégrer dans la société locale1) entre en possession d’un aspirateur de ce genre. Il constate l’étrange dysfonctionnement, sollicite un réparateur puisque l’appareil est sous garantie, mais à la place de ce professionnel (qui viendra plus tard), c’est un dénommé Krong qui arrive, dont on peut deviner par certaines bizarreries qu’il est lui-même un fantôme2. Krong est à la fois le narrateur et l’un des principaux acteurs du dénouement du film. Il ne répare pas l’appareil mais raconte à Ladyboy une longue histoire qui laisse deviner la raison pour laquelle la poussière est recrachée. L’aspirateur n’est pas défectueux, mais hanté. Dans le dossier de presse, le réalisateur explique que la poussière renvoie à la pollution, mais aussi aux nombreuses petites mains qui, dans l’obscurité, font tourner l’économie thaïlandaise. On croit les ignorer mais elles ne cessent de revenir, même quand elles sont mortes – et surtout quand elles ont été assassinées. Krong raconte une autre histoire qui se passe dans l’usine d’aspirateurs – dont on devine qu’elle est une représentation en miniature de la société thaïlandaise. Elle commence par la mort d’un ouvrier, Tok, dans les locaux mêmes de l’usine, probablement victime de la pollution – une pollution mystérieuse qui n’est pas décrite en détail. Le compagnon de ce personnage, qui travaille aussi dans l’usine, ne cesse de penser à lui. Comme on ne peut se débarrasser ni des traces du mort (la couleur du sang sur le sol) ni de son souvenir, il hante l’usine sous forme de machine ou d’appareil électro-ménager et se venge en provoquant d’étranges perturbations qui aboutissent au retrait de la licence d’exploitation. Krong explique qu’une autre personne a trouvé la mort, plus importante encore : Nat3, épouse de March, le fils de Madame Suman, la propriétaire et gestionnaire de l’usine. Elle aurait été victime d’une maladie pulmonaire. Voici donc deux morts, Tok et Nat, le salarié et l’épouse de l’héritier, deux fantômes qui n’en font qu’à leur tête, ce qui conduit à la fermeture de l’usine et déclenche la colère des beaux-frères et belles-sœurs de Madame Suman. Comment se débarrasser des fantômes ? Telle est la question qui hante les propriétaires et leurs complices et aussi les autorités politiques représentées dans le film par un certain Dr Paul, ministre souriant, aimable, mais très calculateur.

Le film mêle une double histoire sentimentale (Nat et March, Tok et son amant) et l’histoire politique de la Thaïlande puisque ces deux fantômes participent à l’univers spectral de la foule des personnes qui ont perdu la vie, soit à cause de la dureté des conditions de travail, soit du fait de leur origine, leur langue maternelle ou leurs pratiques sexuelles, soit victimes de la répression (46 morts selon le bilan officiel pour la tuerie de l’université Thammasat en 1976, 85 morts lors du massacre de Tak Bai en 2004, 87 morts lors de la répression militaire de mai 2010). Plutôt que d’entrer dans le détail du récit, analysons la position desdits fantômes. 

  • Ils sont liés aux souvenirs des vivants : si les souvenirs disparaissent, las fantômes aussi,
  • ils protestent contre leur mort, qu’ils estiment injuste. En revenant sur terre, ils pensent restaurer la justice,
  • Ils inversent la notion de deuil, puisque ce sont les morts qui doivent faire le deuil des vivants, contrairement à l’usage,
  • ils apparaissent dans les rêves et cauchemars des vivants – et donnent même parfois l’impression d’être redevenus vivants,
  • ils peuvent communiquer entre eux, se regrouper ou éventuellement se combattre.

À la fois politique, moral et sentimental, le récit s’organise autour du thème de la justice. Les morts qui n’auraient pas subi une injustice n’auraient pas de raison de venir hanter les vivants. Nat a été privée d’enfant, de descendance, de vie familiale, Tok a été privé de la possibilité de jouir avec son amant. Leur révolte est puissante, exemplaire. Ils attirent les nombreux autres fantômes qui errent dans le pays, font peur aux possédants et menacent les gouvernants. Madame Suman, bonne gestionnaire, fait ce qu’elle peut pour les contrôler, mais elle est ambivalente car elle-même est en relation avec son fantôme de mari mort prématurément (on ne sait pas de quoi). Madame Suman ignore la revendication première sans laquelle les fantômes ne se tairont pas : la justice. 

Les possédants mènent plusieurs combats :

  • détruire dans l’esprit des vivants le souvenir des morts injustement traités. March est soumis aux électrochocs, tandis que les salariés de l’usine sont endormis et leurs rêves manipulés par les seuls qui sont capables de le faire : les fantômes Nat et Tok, mis au service du pouvoir.
  • interdire les relations hybrides, hors normes : entre un humain et une machine (March et Nat), entre un humain et un fantôme (Ladyboy et Krong), entre un possédant et une roturière (Monsieur Suman, décédé, et Madame, qui se cache pour parler en cachette au portrait du défunt mari ou s’exprimer dans une langue minoritaire) ou encore entre deux personnes du même sexe (Tok et son amant).
  • faire fonctionner l’usine malgré la pollution et l’injustice.

Ils ont un moyen de pression sur Nat qui désire tellement avoir une descendance : si elle collabore, March aura l’autorisation de féconder un de ses ovocytes congelés – une pratique contraire à la loi, puisqu’en principe on n’a pas le droit d’utiliser les ovocytes d’une femme morte. Instrumentalisée, revenue sur terre comme fantôme utile, Nat trahit son statut spectral pour que son rêve charnel d’humaine se réalise. Par ses interventions dans les rêves des vivants, elle se met au service des pouvoirs – une mise en ordre des cerveaux qui ressemble à celle des réseaux sociaux ou de l’IA. Mais la manipulation des rêves et des souvenirs se retourne contre elle. Son mari March, homme influençable et manipulé de tous côtés, meurt lui aussi d’une maladie pulmonaire. Oubliée de tous, il ne lui reste qu’à disparaître, et avec elle la notion même de fantôme utile. Dans la chaîne usuelle des fautes et du châtiment, on la fera payer pour ses crimes. Après l’avoir utilisée, les industriels la punissent avec le soutien des bonzes : elle ne profitera pas de son fils (ou sa fille), qui l’oubliera aussitôt.

La grande leçon de ce film très sérieux sans se prendre au sérieux, c’est que malgré les efforts pour les oublier, les fantômes sont présents. On les ignore car ils peuvent prendre toutes les formes, se présenter sous tous les déguisements, y compris des objets comme un aspirateur ou une armoire. Chaque technique est une remémoration d’un savoir ancien, une hantise d’anciennes problématiques, d’intentions oubliées4. S’ils font peur, c’est parce qu’ils ne se contentent pas de rappeler des souvenirs, ils protestent5, ils exigent la justice. Malgré toutes les précautions, ce sont eux qui triomphent. Le film se termine par une scène un peu trop conventionnelle de zombies rassemblés sur terre pour se venger. Passés par toutes les formes, un climatiseur qui gigote, des manchons qui déclenchent la panique, un aspirateur qui exprime son amour par des caresses, ils sont redevenus quasi humains et utilisent les sombres méthodes de la violence politique. La sagesse, peut-être, ce serait de faire en sorte qu’ils restent des fantômes, plus utiles dans les rêves et les fantasmes que dans le réel.

  1. Et, en outre, on soupçonne qu’il est Trans. ↩︎
  2. Il refuse d’enlever ses chaussures car il n’a plus de pieds (perdus dans un accident du travail) et fait d’étranges bruits en allant aux toilettes ↩︎
  3. Histoire inspirée de la légende de Mae Nak Phra Khanong, très connue en Thaïlande. Il y a très longtemps, dans le district de Phra Khanong à Bangkok, vivaient Mak et son épouse Nak. Les deux s’aimaient profondément. Quand Mak fut appelé à la guerre, Nak, enceinte, resta seule au village. Malheureusement, elle mourut en couches, ainsi que son bébé. Cependant, son amour et son attachement pour Mak étaient si forts qu’elle refusa de quitter le monde des vivants. Son esprit resta dans la maison, sous l’apparence d’une femme vivante, et attendit son mari. Quand Mak revint de la guerre, il retrouva Nak et leur enfant, ignorant qu’ils étaient morts. Nak s’occupait de lui comme si de rien n’était. Mais peu à peu, les villageois remarquèrent des phénomènes étranges et comprirent la vérité. Ils tentèrent d’avertir Mak, mais Nak, furieuse de peur qu’on la sépare de lui, tua ceux qui voulaient révéler son secret. Mak découvrit la vérité quand il vit Nak faire tomber un fruit en bas du balcon et étirer son bras surnaturellement long pour le ramasser. Pris de peur, il s’enfuit. ↩︎
  4. « Il y a deux raisons pour lesquelles un mort revient » est-il dit dans le film. « Parce qu’il se souvient, ou parce qu’il a été oublié ». Cela ouvre toutes les possibilités. ↩︎
  5. « Revenir est un acte de protestation » dit un personnage – il ne s’agit pas seulement de protestation politique mais de protestation contre la mort. Ils considèrent que la mort elle-même, comme telle, est injuste, mais ne trouvent pas de lieu où défendre leur cause. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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