Babel aporétique

Aporie de Babel : « Interdire, universellement, la langue universelle »

La question de l’universel est largement débattue. Pour certains, l’obligation de justice, d’égalité, d’intégrité de l’humain, implique que des droits universels soient reconnus – il y a des déclarations pour cela. Pour d’autres, toute déclaration est proférée d’un certain point de vue, en fonction d’un certain système de valeurs, et ne peut donc être que particulière. La prétention à l’universel masque un système de domination. Les deux positions coexistent, elles peuvent se défendre simultanément, ce qui fait de l’universel une notion aporétique, irréductiblement contradictoire. Cette contradiction qui vaut pour le droit vaut aussi pour le langage. Peut-il y avoir un langage universel, et si oui, est-il désirable ? La question est tout autant débattue. Un langage universel devrait être incontestable sur les plans logique et formel, il ne serait pas une langue humaine. Sa prétention à l’universalité serait d’emblée contestée. Comme le montre l’histoire de la tour de Babel, il pourrait être dangereux : porteur d’une calculabilité excessive, destructrice, outil de domination à visée totalitaire. Si le Dieu de Babel se pose comme Dieu unique, aux décisions générales, universelles, comment peut-il prétendre en même temps que toute Tour babélienne à visée générale, universelle, doit être détruite ? C’est son propre pouvoir qu’il conteste, sa propre unicité. L’extraordinaire complexité du récit de Babel, en 9 lignes, tient à cette dimension aporétique. 

L’hypothèse d’une langue universelle habite le cinéma. Dans Un soir, un train (André Delvaux, 1968), c’est la langue des morts. Comme on ne peut pas dire Je suis mort dans la langue courante, on attribue à la personne accidentée, muette, une langue inconnue, incompréhensible., étrangère, effrayante. Le paradoxe de la formule dans laquelle le « je » peut se dire à la fois mort et vivant est déporté dans la langue même, ce qui garantit son universalité (aporétique). C’est une langue parlée par des spectres, pas une langue humaine. Dans It must be Heaven (2019), Elia Suleiman se pose en « parfait étranger ». Se sentant étranger partout, ne se sentant chez lui nulle part (pas même en Palestine), il est suffisamment extérieur pour prétendre au statut universel de celui qui n’a aucune particularité. Mais chacun entend la dimension ironique et poético-politique de ce positionnement, qui est aussi une revendication. Deux fois dans le film, il revient chez lui, ce qui montre l’impossibilité de soutenir sur la durée la parfaite étrangeté. 

Un film sorti en 2024, de Michael Rankin, porte un titre explicite : La langue universelle. En l’occurrence, c’est le farsi, ou persan, que toute la ville de Winnipeg se met à parler simultanément à la place de l’anglais, seule langue mondiale susceptible de revendiquer ce statut dans le monde actuel. Le fait de remplacer par le persan cette langue de domination effective montre l’inanité de la prétention. Après tout, l’anglais est lui aussi une langue particulière qui peut être remplacée par d’autres, par exemple le français au Québec. Pour une certaine population (fictive) représentée dans le film, le farsi est la langue universelle. Toujours de son point de vue, nul ne point démontrer le contraire. La question posée n’est pas factuelle, mais conceptuelle. Si le farsi de Winnipeg n’est pas la langue universelle, ce n’est pas parce qu’ils sont les seuls à parler cette langue, c’est parce que la notion de langue universelle étant aporétique, il ne peut pas y en avoir.

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