Dignité de l’alliance

N’est digne d’alliance que ce qui, sans justification ni condition, s’impose en se dérobant

Dans son usage le plus courant, le mot alliance concerne la parenté : des personnes s’allient, les époux portent une bague qui symbolise cette alliance, des familles s’allient (princières ou pas), on peut être cousin par alliance ou par le sang. Dans la même logique, des pays ou des collectivités peuvent s’allier, c’est-à-dire s’associer. L’alliance ressemble alors à un contrat : contrat de mariage ou pacte entre nations. Le mot s’emploie aussi en religion : alliance entre Dieu, Abraham ou les Hébreux, ou nouvelle alliance entre les Chrétiens et Jésus. Il y a alors dissymétrie entre les parties. Les personnes qui s’allient ne sont pas égales : ce que Dieu attend n’est pas ce que le peuple attend. La relation n’est pas contractuelle au sens classique. La dissymétrie se retrouve dans d’autres significations du mot, par exemple quand on parle d’alliances de couleurs (elles doivent être différentes), de mots (s’il s’agit d’un oxymore – entre la carpe et le lapin) ou de termes contradictoires, par exemple entre religion et philosophie. Il y a des raisons, aujourd’hui, de prendre ce mot dans ce dernier sens, par exemple lorsqu’on évoque l’alliance entre l’homme et ce qu’on appelle encore la nature – alliance dont il faut restaurer la dissymétrie (si nous voulons survivre), ou bien entre l’homme et son habitat, la terre. Je vais supposer qu’en amour aussi, l’alliance ne peut être que dissymétrique – que l’amour soit hétérosexuel ou pas. Puisqu’il n’y a pas de négociation possible, de discussion possible entre parties hétérogènes, une alliance de ce genre s’instaure ou ne s’instaure pas. Il n’y a pas de négociation, de justification ou de condition à ce type d’alliance, elle arrive ou elle n’arrive pas. Quand elle arrive, elle s’impose, mais puisqu’on ne peut pas agir sur elle, elle se dérobe aussi.

Prenons des exemples dans le contexte qui nous intéresse, le cinéma. Dans Identification d’une femme (1982), Michelangelo Antonioni met en scène un homme, Niccolò, qui s’attache à une femme, MaVi (Maria Vittoria), qui appartient à un autre monde, un autre univers social et idéologique. Leur accord sexuel est total, ils partagent une certaine ironie, une forme d’humour et de distanciation, mais pour le reste, ils n’échangent presque rien : ni leurs amis, ni leurs idées, ni leurs loisirs, ni leurs familles – et c’est à peine s’il sait où elle habite. C’est cette dissymétrie qui permet de parler d’alliance : ce qu’elle a attendu de lui reste incertain, inconnu (comme si elle était une sorte de divinité), et lui-même ne sait pas exactement pourquoi il s’est attaché à elle. Il cherche à renouveler l’expérience avec une autre femme, Ida, mais ça ne marche pas. Avec Ida, le mariage est envisageable, mais justement, il lui faut une partenaire qui se dérobe, qui lui échappe, qu’il ne puisse pas approcher, comme un minuscule astéroïde à proximité du soleil. La moindre condition qu’il poserait à cette alliance, la ruinerait.

On trouve une relation analogue dans Pont des Arts (Eugène Green, 2004). Pascal tombe amoureux de Sarah, une femme qu’il n’a jamais connue, qui n’est plus qu’une voix morte, inaccessible, mais ce n’est que d’elle qu’il peut tomber amoureux, d’elle et nulle autre. Il ne connaissait rien jusqu’alors à la musique baroque, et le Lamento della Ninfa(Monteverdi, 1638) le sidère, le séduit, le transforme. Leur rencontre, impossible, ne pouvait avoir lieu que sur un pont vide, sous lequel s’écoule l’eau de la Seine.

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