Désintégration de la famille, désir

La famille ne peut s’instaurer comme lieu originaire du désir qu’en se désintégrant

L’incompatibilité entre famille et désir est un thème récurrent du cinéma. Entre apprentissage de la maîtrise, respect obligé, interdit de l’inceste, empilement d’affects et autres obligations de la vie en commun, la famille repousse le désir, elle l’expulse en-dehors d’elle. Mais ce n’est qu’un le premier degré. Au second degré, elle est le lieu du désir c’est-à-dire du danger du désir. Le danger est tel que pour désirer, il faut la fuir. Nous savons que tous les adolescents agissent ainsi. « Tromper » son conjoint, c’est introduire le désir dans l’équation familiale, et au contraire, se limiter à la posture de mère de famille, c’est forclore de sa vie la tentation du désir. Qu’ils se repoussent ou s’attirent, famille et désir sont indissociables.

Dans L’arrangement (Elia Kazan) ou Les Damnés ou la Chute des Dieux (Luchino Visconti), deux films sortis la même année (1969), la famille est dangereuse, menaçante. Certains personnages tentent d’y échapper mais elle finit toujours par faire retour, avec ses exigences de fidélité patrimoniale ou généalogique. Eddie Anderson sombre dans la folie (simulée), et Martin von Essenbeck dans le nazisme (à contre-emploi). Dans les deux cas c’est le désir qui est perdant, il finit dans les égouts. On peut comparer cette configuration à celle du Dernier Tango à Paris, sorti peu après (Bernardo Bertolucci, 1972). Paul et Jeanne se jettent dans les bras l’un de l’autre dans un moment de transition, après la perte d’une quasi famille pour Paul et l’engagement dans un contrat quasi familial pour Jeanne. Ils s’autorisent un moment de désir dont ils savent qu’il est inintégrable, asocial. Jeanne décidera finalement de chasser ce moment pour que sa vie devienne viable, au prix du sacrifice de Paul. Cette transition sera effacée dans le Portrait de Jeune Fille (amoureuse bien sûr) réalisé par Tom, réalisateur débutant. Dans ce dernier cas, c’est finalement le lien familial qui gagne, à travers son éclipse. 

Le film de Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 183 rue du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), met en scène une femme qui a choisi la famille justement parce qu’elle la protège de ce qui pour elle est le principal danger : le désir. Son mari est mort mais il y a toujours son fils et son appartement, un chez soi parfaitement rangé et organisé pour qu’aucune perturbation externe ne vienne la déranger. Certes elle reçoit pour gagner sa vie quelques hommes chez elle, mais elle se croit protégée par sa frigidité. Le jour où son corps la trahit, tout s’écroule. Elle ne comprend pas ce qui arrive et commet un acte qui détruit définitivement le cocon familial. Ici le désir est gagnant, mais le gain est provisoire et le coût de la victoire est terrible.

Avec Septembre sans Attendre (2024), Jonas Trueba met en scène la configuration inverse : mettre solennellement fin à la famille pour s’ouvrir, éventuellement, au désir. Ale et Alex n’ont, l’une et l’autre, aucune hésitation. Il faut qu’ils s’émancipent de la quotidienneté, la répétition stérile dans laquelle ils vivent depuis des années. Leur désir était enchâssé dans ces routines, ces habitudes, il faut s’ouvrir à de nouvelles possibilités, non sans nostalgie pour les moments anciens, les commencements de cette relation. L’appel du désir désactive pacifiquement le lien familial.

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