Il s’agit, quand le monde s’en va, de mourir vivant
On trouve dans les deux formulations, Je suis mort et Mourir vivant un paradoxe analogue. Pour dire que Je suis mort, je dois être vivant, ce qui est impossible; et mourir suppose qu’on accepte de ne plus être vivant, ce qui semble contradictoire avec l’expression Mourir vivant. Ce paradoxe n’est ni un jeu ni une illusion, c’est la réalité de notre rapport à la mort. Il est impossible de dire ou d’écrire ce que signifie Être mort. Nous ne pouvons pas le savoir, la seule communication que nous puissions avoir avec les morts est imaginaire, spectrale, c’est-à-dire vivante. Les formulations hybrides, apparemment paradoxales, ne sont pas des amusements frivoles ou poétiques. Elles représentent, pour nous et en tant que vivants, la seule façon accessible de penser la mort; et surtout le chemin le plus digne, le plus lucide et le plus responsable pour mourir.
Parler de Mourir vivant, c’est considérer le mourir comme un acte et non comme une fatalité, une nécessité ou un destin. Il arrive que le futur mourant s’en empare. C’est ce que fait Kanji Watanabe, fonctionnaire en fin de carrière, dans Ikiru, d’Akira Kurosawa (1952). Le titre japonais signifie Vivre, alors même que l’homme se sait atteint d’un cancer de l’estomac qui ne lui laisse que six mois à vivre, une situation analogue à celle de Martha dans le film de Pedro Almodovar, La chambre d’à côté(2024). Leur réaction n’est pas la même. Le fonctionnaire japonais fait en sorte qu’un jardin d’enfants soit construit dans une banlieue défavorisée. Il fait don de sa toute dernière énergie pour la vie des autres, des enfants. Martha, reporter de guerre, est plus autocentrée. Elle décide de contrôler sa mort, de la décider elle-même au moment où elle le voudra. Elle n’adresse pas une question sociale mais s’adresse à l’une de ses amies qui aura anticipé son deuil. En vitalisant son propre mourir, elle modifie la perception de la mort pour les autres. Elle ne sera pas un objet pour les médecins, mais un sujet jusqu’au bout.
Il en va de même pour Faramarz dans le film de Maryam Moghadam et Behtash Sanaeeha, Le gâteau préféré (2024). Comme Mahin avec laquelle il passera une soirée entière à chanter et danser, peut-être la seule soirée heureuse de sa vie, il vit seul depuis des dizaines d’années. Il se sait malade, fragile, n’a aucune perspective, aucune joie (à part cette rencontre d’un jour), et quand Mahin lui demande ce qui l’angoisse le plus, il répond : mourir seul, sans personne qui n’y prête attention. Sait-il déjà que ce jour-là sera son dernier ? En tout cas sa chance, son destin ultime, c’est d’avoir rencontré quelqu’un qui embrassera son front, lui donnera une dernière part de gâteau, le lavera soigneusement et plutôt que de le laisser dans une tombe anonyme, l’enterrera dans son propre jardin. Il ne sera pas mort déjà mort (comme la plupart des Iraniens, laisse-t-on entendre), mais bien vivant, suprêmement vivant.
Le désir d’agréger à la vie sa propre mort prend des formes différentes selon les cultures et les idéologies. Pour le poète Heinrich von Kleist et Henriette Vogel, un matin de 1811, il a pris la forme d’un pacte de suicide, comme le décrit Jessica Hausner dans Amour fou (2014). Pour Simon et sa compagne Elisabeth dans L’Amour à mort (Alain Resnais, 1984), c’est le désir conjoint de se désendetter absolument, de refuser toute compromission avec la vie. Dans L’étrange affaire Angelica (Manoel de Oliveira, 2010), c’est répondre à l’appel d’un autre monde. Dans tous ces cas (et beaucoup d’autres), le commandement Il faut mourir vivantprévaut sur tout autre rituel ou cérémonie funéraire.