L’impardonnable est inoubliable, on ne pourra jamais le supprimer, le réparer ni le compenser
Il n’existe pas de définition claire, limpide, incontestable, rationnelle ou logique de l’impardonnable. Il dépend du vécu, des circonstances, des événements. Un jour, je peux considérer comme impardonnable un simple mot, une phrase mal placée, un oubli, un reproche, et le lendemain je passerai sans trop y penser sur une grave offense, une agression, une ingérence majeure. Le ressort est inconscient, incontrôlable, il n’y a pas d’explication. Je prends acte d’une évidence qui s’est faite en moi : ceci ou cela est impardonnable, c’est devenu un fait, je n’ai aucune raison de le justifier, c’est à prendre comme tel, et l’injonction vaut pour moi comme pour les autres. On trouve, dans bon nombre de films, une exigence de ce type. Alain Resnais donne à son film de 1963 le titre Muriel. Muriel est un souvenir, le souvenir d’un meurtre, une jeune femme torturée, assassinée pendant la guerre d’Algérie. Ce n’est pas son vrai nom, elle restera pour toujours anonyme, mais le personnage du film, Bernard Aughain, ne peut pas l’oublier. Même quand il est avec sa petite amie, c’est à elle qu’il pense. Il s’en rappelle sans cesse, la rattache à d’autres images banales qu’il a filmées sur place. Ce nom fictif, Muriel, l’obsède, comme si désormais c’était elle son seul objet digne d’amour, sa seule fiancée. Il n’a pas été seulement témoin de la torture, mais aussi acteur, et ne peut pas se pardonner lui-même. Muriel occupe pour lui cette place inoubliable, irremplaçable, insubstituable. C’est un souvenir qu’on ne peut ni déplacer, ni écarter, ni transformer. Il habite la mémoire comme les archives, le présent comme le passé, il est là pour l’éternité.
Dans Fairytale (2022), Alexandre Sokourov associe, dans le même purgatoire, Staline, Hitler, Mussolini, Churchill, aux côtés de Napoléon et même du Christ, dont la promesse ne s’est jamais accomplie. Qu’y a-t-il de commun entre ces hommes ? Ils ont jeté des foules les unes contre les autres, suscité des guerres, encouragé des meurtres, détruit des vies. Ils tournent en rond, s’interpellent les uns les autres, répètent les mêmes phrases, marmonnent les mêmes invectives, les mêmes obsessions, les mêmes arguments vides, se heurtant à la porte du purgatoire sans jamais pouvoir la franchir. Ce qui les réunit, aux yeux des spectateurs et aussi des peuples, des victimes, c’est l’impardonnable. Pour toujours leurs spectres continueront, sans changement, à nous hanter. Ils reviendront sous d’autres noms, prononceront d’autres vocables, mais ne s’effaceront pas.