Oeuvre inconditionnelle : en prenant acte d’une aporie, d’une impossibilité
On peut souhaiter la justice en sachant qu’elle est inaccessible, recommander l’hospitalité en n’ignorant pas qu’elle est irrémédiablement bornée, désirer la liberté sans contester les principes et les lois qui la régulent, etc. Ce sont des contraintes, des limitations fatales auxquelles on répond par des demi-mesures, des compromis. Il faut être réaliste dit-on, on a raison de l’être, il n’y a pas d’autre chemin pratique, d’autre voie, sauf… Procédons autrement. Laissons la contradiction insoluble, n’éliminons pas l’aporie, respectons ce qui se présente à nous comme impossible, et tentons autre chose, une élaboration. Il ne suffit pas de proclamer la difficulté, la regretter, la justifier, il ne suffit pas de l’atténuer, on peut tenter de la déplacer. Par définition c’est impossible, mais ça arrive, c’est ce que j’appelle l’œuvrance – une façon de prendre en considération l’aporétique, de le considérer dans sa dignité, de le mettre en œuvre comme tel, sans condition ni compromis.
Le film Bushman, de David Schickele, n’est sorti que dans quelques festivals en 1971, dans l’indifférence voire l’hostilité des distributeurs qui ne l’ont pas acheté. Il a été restauré puis distribué en 2024, avec un grand succès critique. Or voici : le même film qui démontre l’impossibilité de l’hospitalité dans les conditions américaines qui prévalaient à l’époque, à San Francisco, porte en lui une hospitalité radicale, illimitée, à l’égard du personnage (Gabriel) et surtout de son interprète Paul Eyam Nzie Okpokam, accusé par la police et condamné à tort par la justice1. Le rejet de l’étranger lors du tournage en 1968 conduit à une œuvre où c’est l’étranger qui fait la loi, au-delà des conditions du moment et des limites imposées à l’accueil. Le film prend acte de cette contradiction insoluble, de cette impossibilité, mais sans faire aucun compromis, il l’élabore. Tel est le pouvoir de l’œuvre.
Woody Allen a été encore plus impressionnant quand il a écrit et produit Zelig (1983). Le personnage est à la fois unique, irremplaçable, exceptionnel, et capable de s’identifier à n’importe qui, de devenir absolument quelconque. La contradiction est absolue, l’aporie inégalable. Certes le film fait une concession à l’amour, au mariage, puisque par ce biais Zelig réussit, pour un temps, à vivre normalement. Mais l’œuvre, dans son ensemble, ne fait aucune concession. Elle aborde tous les aspects de sa condition : la solitude dans la célébrité, l’irresponsabilité malgré les délits, l’innocence dans la culpabilité. Quel que soit le dénouement du film, le personnage aura assumé, dans le docufiction (ou documenteur), son statut de figure de l’impossible. L’œuvre aura été, en tant qu’œuvre, inconditionnelle.
Dans La Chambre verte (1978), François Truffaut prend acte d’une autre impossibilité. Julien Davenne ne vit que pour les morts, il ne pense qu’aux morts, car pour lui, le deuil est impossible. Il vit toujours avec sa femme morte 11 ans auparavant, ne cesse d’honorer ses amis morts pendant la guerre, se spécialise dans les rubriques nécrologiques et néglige les vivants. Le deuil, pour lui, ne peut être que perpétuel. Or qu’est-ce qu’un deuil perpétuel, si ce n’est une absence de deuil ? Le prolonger, c’est nier la disparition, c’est-à-dire sa possibilité même. Même le deuil mélancolique se termine un jour par l’autodestruction, mais Julien ne s’auto-détruit jamais. Le film se termine, sans concession ni compromis, par l’auto-organisation de son propre deuil infini.
- Il est significatif que nul ne sache ce qu’il est devenu à son retour au Nigéria. ↩︎