Oeuvre inconditionnelle (impossibilité)

Oeuvre inconditionnelle : en prenant acte d’une impossibilité

On peut souhaiter la justice en sachant qu’elle est inaccessible, recommander l’hospitalité en n’ignorant pas qu’elle est irrémédiablement bornée, désirer la liberté sans contester les principes et les lois qui la régulent. Il est moins question, chaque fois, de justice, d’hospitalité ou de liberté que de l’impossible. L’impossible s’impose à nous, sans contestation. Il ne suffit pas de le proclamer, le regretter, le justifier ou autre posture, il faut l’œuvrer. C’est la seule façon de le prendre en considération, avec dignité.

Le film Bushman, de David Schickele, n’est sorti que dans quelques festivals en 1971, dans l’indifférence voire l’hostilité des distributeurs qui ne l’ont pas acheté. Il a été restauré puis distribué en 2024, avec un grand succès critique. Or voici : le même film qui démontre l’impossibilité de l’hospitalité dans les conditions américaines qui prévalaient à l’époque, à San Francisco, porte en lui une hospitalité radicale, illimitée, à l’égard du personnage (Gabriel) et surtout de son interprète Paul Eyam Nzie Okpokam, accusé par la police et condamné à tort par la justice1. Le rejet de l’étranger lors du tournage en 1968 conduit à une œuvre où c’est l’étranger qui fait la loi, au-delà des conditions du moment et des limites imposées à l’accueil. Le film prend acte d’une contradiction insoluble, d’une impossibilité.

Dans La Chambre verte (1978), François Truffaut prend acte d’une autre impossibilité. Julien Davenne ne vit que pour les morts, il ne pense qu’aux morts, car pour lui, le deuil est impossible. Il vit toujours avec sa femme morte 11 ans auparavant, ne cesse d’honorer ses amis morts pendant la guerre, se spécialise dans les rubriques nécrologiques et néglige les vivants. Le deuil, pour lui, ne peut être que perpétuel. Or qu’est-ce qu’un deuil perpétuel, si ce n’est une absence de deuil ? Le prolonger, c’est nier la disparition, c’est-à-dire sa possibilité même. Même le deuil mélancolique se termine un jour par l’autodestruction, mais Julien ne s’autodétruit jamais, il ne fait qu’organiser son propre deuil infini.

  1. Il est significatif que nul ne sache ce qu’il est devenu à son retour au Nigéria. ↩︎

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