Oeuvre inconditionnelle (retrait)

Oeuvre inconditionnelle : en allant au bout d’un retrait

Le moment du mourir est celui où toutes les dettes, tous les engagements s’effacent. Le mort n’a plus ni comptes à rendre ni exigences à faire valoir. Il en va de même de l’auteur d’une œuvre : dès qu’elle lui échappe, achevée ou non, il s’efface en tant qu’auteur. Certes, s’il est encore vivant, lui ou sa descendance, il peut faire valoir ses droits financiers ou intellectuels, il peut commenter l’œuvre, l’inscrire dans son histoire, mais l’œuvre elle-même n’a plus besoin de lui. Il n’est plus œuvrant, il fait partie du contexte. Au cinéma, ce retrait touche tous les participants : acteurs, scénaristes, opérateurs, figurants ou le réalisateur lui-même, ils sont exclus du film, ils disparaissent. Seul le film reste, en tant qu’objet qui peut être regardé, en lien, chaque fois, avec les spectateurs. Ce retrait arrive dans toute création, ou encore : il n’est pas de création sans un tel retrait. C’est une nécessité, une obligation pratique qui libère l’œuvre de sa gangue initiale. Cela n’empêche pas le contexte de production d’affecter le film : conditions sociales, culturelles, biographiques, psychologiques ou autres, tout cela détermine le contenu. Il arrive pourtant que, dans certains films, un retrait supplémentaire s’instaure : un personnage disparaît, un monde s’épuise, un élément du film s’interrompt. Je ne parle pas ici de catastrophe ou d’apocalypse, je parle d’une soustraction qui laisse venir. Elle n’est pas d’ordre technique ni diégétique, elle est d’ordre éthique. Les déterminations s’affaissent, s’effacent au moins ponctuellement. Il n’y a pas de démonstration générale à cela, c’est un geste, un acte qui ne se manifeste que cas par cas. 

  • Retrait du monde commun

Dans L’Avventura, de Michelangelo Antonioni (1960), on ne sait si Anna disparaît ou se retire. Une disparition peut avoir toutes sortes de causes, internes ou externes, mais un retrait n’a pas de cause assignée. Il reste secret, inavoué. Sa cause n’est pas descriptible, elle reste inconnue, enfouie dans le personnage. Le film va très loin dans cette énigme, dans l’incompréhensibilité du retrait. Anna s’est retirée du monde commun, celui de ses amis, de sa famille, de son univers culturel et social, celui de son amoureux du moment. Son nom reste inoubliable, et son retrait dépourvu de sens.

Le cas de Khadija dans Ghost Tropic (Bas Devos, 2020) est tout aussi énigmatique. Après une nuit d’errance dans Bruxelles, elle devrait être heureuse de rentrer chez elle, soulagée, mais il n’en est rien. Elle boit un verre d’eau, redresse son voile et franchit à nouveau sa porte, vers l’extérieur. Quelque chose l’oblige à s’éloigner définitivement de son ancien monde. Quoi ? On ne peut pas donner un sens à son départ, car tout ce qu’elle quitte a perdu son sens. Elle n’agit pas contre, mais pour, sans que ce pour soit déterminé.

  • Retrait d’un monde en général

Dans Le Cheval de Turin (Béla Tarr, 2011), nous assistons à l’épuisement d’un monde. Rien, ou presque (la souffrance d’un cheval dont seul le philosophie fou a perçu l’impact) n’a déclenché cet épuisement, et pourtant il s’impose jusqu’aux campagnes les plus éloignées, aux paysans les plus frustres. C’est un monde qui ne possède plus en lui les ressources d’ordre et de mouvement qui lui permettent d’exister – toutes les forces de vie sont emportées, y compris celles qui résistent. Lorsque c’est le monde lui-même, par lui-même, qui se retire, il ne peut avoir aucune influence sur l’autre monde qui viendra après lui. L’ouverture est absolue, radicale.

  • Retrait du réalisateur

Pourrait-il y avoir un film sans auteur, sans réalisateur, sans producteur ? Dans In Water (Hong Sangsoo, 2023), après l’auto-effacement du réalisateur qui a mis en scène son propre engloutissement dans la mer, il ne reste qu’une actrice, un opérateur, les traces d’un projet inachevé, et le film lui-même. Si cette configuration était stable, elle resterait close sur elle-même, mais l’existence du film dément cette clôture. Ni l’auteur, ni le réalisateur, ni le producteur ne sont éliminés, c’est leur fonction qui est réduite au minimum. La preuve est faite que, de cette réduction, peut surgir un film.

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