Photographie, responsabilité

Photographier, c’est contribuer à un crime, un meurtre, et c’est aussi dénier sa responsabilité

Le film de Michelangelo Antonioni, Blow up (1966-67), a suscité un nombre immense, extraordinaire, d’interprétations. On ne peut pas savoir ce que le cinéaste aurait pensé de l’une ou de l’autre, celles qu’il aurait acceptées, celles qu’il aurait niées, ou celles qui lui auraient été indifférentes. J’en propose une qui suit de très près, peut-être trop, la suite des événements. Thomas, le personnage principal, est un photographe professionnel, c’est ainsi qu’il se définit quand il se présente. Le cœur du film est sa confrontation à un meurtre. Il repère (ou croit repérer) un cadavre sur ses photographies, il croit avoir vu ce cadavre mais celui-ci a disparu, n’a laissé aucune trace, et pourtant Thomas est affecté, changé, transformé par cette aventure. Supposons que ce rapprochement entre photographie et meurtre ne soit pas circonstanciel, mais qu’il soit structurel. Prendre une photo, c’est ne conserver de la personne ou de l’objet photographié qu’une image. C’est une réduction, la dépréciation d’un être vivant qui n’est même plus un cadavre, mais une trace qu’on ne peut révéler qu’artificiellement sur un morceau de papier. Le photographe professionnel minimise ses objets, il les rabaisse à cet état diminué, restreint. Pour valoriser son travail, il faut qu’il dénie cette violence, qu’il prétende conserver, embellir, faire de l’art. C’est ainsi qu’il gonfle son estime de soi, son narcissisme, comme on le voit dans le cas de Thomas. Il y a une contrepartie à cette confiance en soi : le refoulement de sa responsabilité, l’effacement de sa culpabilité. Thomas se trouve dans une situation où sa faute insiste, il ne peut plus s’en débarrasser, s’en défaire, à tel point qu’il finit par disparaître dans les derniers instants du film, avant même le générique. Il y a là un aveu qu’on retrouve dans d’autres films. Dans Godland ((Hlynur Pálmason, 2022), Lucas est passionné de photographie, il fait un détour pour garder une trace des habitants d’un territoire islandais reculé. Il prend le plus de clichés possible, mais refuse catégoriquement de garder l’image de l’un d’entre eux, Ragnar, qui lui avait pourtant sauvé la vie. Ce refus déclenche un combat où, par accident, Ragnar perd la vie. La sanction sera terrible, Lucas sera lui-même exécuté. Quoique refusée, la photographie est l’équivalent d’un meurtre, ou plus exactement : le meurtre est l’équivalent d’une photographie. Les habitants du cru ne lui pardonneront jamais cette équivalence. Quand le photographe, comme dans Blow up, dénie sa propre culpabilité, il met sa vie en jeu.

On retrouve la même indifférence dans Civil War, d’Alex Garland (2024). Jessie Cullen est une jeune reporter qui, au début du film, affirme ses principes, et les oublie à la fin. Au lieu de s’intéresser aux belligérants, de tenter de les comprendre, d’analyser leur comportement, elle ne pense qu’à les photographier. Elle réussira à aller jusqu’au bout de son voyage, mais après sa dernière photo qui n’est autre que le cadavre du président, elle restera figée dans un regard-caméra étouffant. Ce qu’elle regarde alors, c’est elle-même, et ce qui la regarde, ce n’est pas nous les spectateurs, c’est le cadavre qui, bon ou mauvais, lui demande des comptes.

Vues : 0