Singularité, retrait du monde

Pour préserver ta singularité, tu n’as pas d’autre choix que de te soustraire au monde

C’est le type de positionnement vers lequel Hong Sang-soo semble irrésistiblement attiré. Dans In Water (2023), le jeune réalisateur Seoung-mo sait qu’il doit faire un film, mais il sait aussi que ce film doitêtre absolument singulier, ne reprendre ni les poncifs usuels du cinéma, ni ses codes, ne se soumettre en aucun cas à ses contraintes financières ou industrielles. Dans cette logique de théologie négative, le film sans film tend à montrer le paradoxe sur lequel le cinéma est fondé : en montrant ce qui n’existe plus, ce qui aura été voué à disparaître, il témoigne de la permanence d’une situation, voire d’un secret. Dans ce film, tout menace de se retirer, y compris l’image, le son, le récit, tout est englouti dans la mer, y compris le réalisateur, mais le film démontre qu’il y a du cinéma, un cinéma qui dit quelque chose. Telle est l’affirmation de nombre de films, comme L’éloge du rien (Boris Mitić, 2017) ou It must be Heaven (Elia Suleiman, 2019). La banalité du monde nous oblige, nous implique, nous engage, nous commande de passer par le trou d’épingle d’une certaine vacuité pour sauver l’essentiel : ma singularité. Il ne s’agit pas d’un effacement définitif, mais d’un moment d’effacement sans lequel rien de nouveau ne pourrait advenir. Il en reste un film, insubstituable à tout autre.

Le lien est étroit entre l’effacement d’un monde tel que raconté, par exemple, dans Le Cheval de Turin (Béla Tarr, 2011) et la disparition d’une personne, dont, par exemple, L’Avventura (Michelangelo Antonioni, 1960) nous fait le récit. En s’éloignant de nous, ce dont la personne était porteuse nous obsède encore plus. Peut-être Anna est-elle encore vivante, peut-être pas. Ce qui faisait son histoire, sa personnalité, son unicité, laisse une trace secrète qui nous travaille. On n’oubliera ni la jeune femme disparue, ni la tranquille acceptation des trois personnages du réalisateur hongrois (le cheval, le père et la fille) qui a choisi de faire de son dernier film un manifeste. Si son art s’épuise, comme celui de Seoung-mo, c’est pour éviter de répéter des lieux communs. Un épuisement n’est ni une destruction, ni un anéantissement, c’est un don, l’offrande d’un autre bain primitif d’où pourraient surgir les fragments inanticipés d’un autre monde.

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