Les fantômes font peur, car ils réclament la justice
Les fantômes font peur. Cela semble évident mais on peut se poser la question : pourquoi font-ils peur ? Ils viennent d’ailleurs, de l’autre monde, du monde des morts, et généralement nous évitons la mort. Mais si nous n’avons pas envie de mourir, est-ce parce que nous craignons la mort, ou bien parce que nous sommes désolés de perdre la vie ? On peut expliquer l’effroi par le fait que nous ne savons rien de la mort, elle nous est complètement étrangère, bien que pour un athée comme moi, elle soit plutôt synonyme de soulagement, de fin des douleurs, de jouissance du néant ou du plaisir du rien, quelque chose du côté de ce que les bouddhistes nomment nirvana. S’il en est ainsi, pourquoi les fantômes font-ils peur ? On suppose qu’ils ne reviennent pas sans raison. La mort est un état de paix, un si grand repos que sans une forte motivation, une exigence, une demande de compensation ou de vengeance, ils ne se donneraient pas la peine de se réincarner, même en ombre ou en simple souffle. En tout cas c’est ce que nous croyons, implicitement, puisqu’en général nous ne sommes pas rassurés en présence d’un fantôme. Il est vrai que nous en rencontrons peu dans la vie quotidienne, ce qui n’est pas le cas au cinéma. Le fantôme est un personnage courant dans les films. Nous ne sommes jamais surpris d’en voir un, sous une forme ou une autre. Il a, sur l’écran, autant de réalité que n’importe quel vivant. C’est pourquoi, s’agissant de cinéma, j’en parle comme d’un être réel.
Dans le film de Steven Soderbergh, Présence (2014), le spectre intervient dans la vie courante, il a une opinion. Une famille vient habiter le lieu où il est cloitré. Il n’a aucun lien avec cette famille, mais cela ne l’empêche pas de prendre parti et d’intervenir pour transformer la réalité. Bien que son histoire, que nous ignorons, soit étrangère aux nouveaux habitants, il se conduit comme un juge engagé, intransigeant, une autorité qui prétend distinguer à coup sûr le bien du mal. Il n’a pas seulement une opinion : il agit pour que son point de vue triomphe (sauver la jeune fille, punir le meurtrier, incriminer la mère). Le spectre se comporte comme une figure de la loi, de la justice.
L’histoire racontée dans l’étonnant film de Ratchapoom Boonbunchachoke, Fantôme utile, est plus complexe et tortueuse, mais elle aboutit finalement au même résultat : la tribu des spectres qui viennent rétablir la justice par la violence politique. Tout commence par une double histoire d’amour : morts des suites de la pollution, Nat veut rejoindre son époux March et Tok veut rejoindre son amant ouvrier. Ils accusent la société, les usines, d’avoir provoqué leur mort, et commencent par prendre la forme de machines hantées pour s’introduire dans l’environnement où ils avaient vécu, une fabrique d’aspirateurs. Mais le passage par les machines n’est que transitoire. Il s’agit de se rappeler au souvenir de leurs ex-compagnons, car ils savent que s’ils étaient oubliés, ils disparaitraient. Le combat pour la justice est aussi un combat contre l’oubli, une lutte dans laquelle tous les coups sont permis : la ruse, la trahison, le déguisement, la manipulation. Les spectres, qui sont aussi nombreux que les personnages assassinés dans les différents soulèvements thaïlandais, n’hésitent pas à faire de la politique. À la fin du film, ils triomphent, mais il aurait pu en être autrement. La lutte pour la justice est aussi rude que le retour des spectres, qui ne s’arrête jamais.