La jeune adolescente, fragile suspens du phallique

Sous emprise, la jeune fille filmée entérine la centralité du phallique, du logos, dont elle est le jouet

La position de la jeune fille, la jeune personne féminine, pubère, réglée mais encore suffisamment proche de l’enfance pour qu’on ne la considère pas comme une véritable adulte, est ambiguë. D’un côté, elle est déjà un objet sexuel et ne peut pas l’ignorer. Il faut qu’elle se protège, qu’on la protège et que toutes les dispositions soient prises pour cela. Mais d’un autre côté, elle n’est pas encore dans l’échange sexuel. Elle se situe dans un étrange entre-deux qu’elle peut transgresser, qui trace un espace singulier en-deçà du système patriarcal. Il en résulte une tension que la société ne réussit pas toujours à étouffer. Avec le mouvement #Metoo, on s’est souvenu de films de la fin du 20ème siècle (dont par exemple Le Dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci (1972) avec Maria Schneider, La fille de 15 ans de Jacques Doillon (1989) avec Judith Godrèche, La Désenchantée de Benoît Jacquot (1990) avec la même Judith Godrèche, Romance de Catherine Breillat (1999) avec Caroline Ducey, Les Diables de Christophe Ruggia avec Adèle Haenel, Le Nouveau monde d’Alain Corneau (1995) avec Sarah Grappin, Choses secrètes de Jean-Claude Brisseau (2002) avec Coralie Revel et Sabrina Seyvecou, et sans doute d’autres moins connus. Après quelques années ou dizaines d’années, la tension explose dans la mémoire des actrices utilisées puis abusées par les réalisateurs. Devenues adultes, elles se considèrent comme victimes et mettent en accusation les hommes. Sans doute chacun de ces réalisateurs est-il responsable de ses actes, mais pour comprendre le phénomène, c’est la chaîne de production des films dans son ensemble qu’il faut prendre en considération. Il y a d’abord la source, parfois un livre, un fait divers ou l’imagination du scénariste; la situation du réalisateur : sa vie, ses idées, son regard, ses fantasmes; le point de vue des acteurs et pas seulement de la jeune actrice qui incarnera dans son corps un personnage emblématique : leur problématique, leur comportement, leur vie personnelle; le contenu du film dans toutes ses composantes : récit, filmage, montage, etc; la réponse du public et des critiques, qui influencent la perception du film jusqu’à aujourd’hui; l’évolution du regard et de la signification du film pour les participants, particulièrement l’ex-jeune fille, dans le cours du temps, y compris sur le moment, puis des années ou des décennies plus tard. La liste n’est pas limitative. De quoi s’agit-il ? On peut parler, a posteriori, d’emprise, mais ce n’est pas le seul mot, il y en a d’autres : abus, manipulation, instrumentalisation, séduction, et même, entre beaucoup d’autres, amour.

Y a-t-il un point commun à ces films ? Il existe, dans la plupart des cas (pour ne pas dire tous) un lien, parfois ténu et parfois manifeste, entre le contenu du film et l’expérience vécue avant, pendant et après par la jeune femme. C’est ce qui conduit à parler d’emprise non seulement sur la personne mais aussi sur les personnages, le contexte du film, son environnement, ses hors-champs, ses parerga, ses conséquences. La jeune fille est impliquée sexuellement, mais pas de la même façon qu’une femme adulte. Elle est présentée comme un emblème, une virtualité phallique à laquelle elle ne peut pas échapper car elle est inscrite dans la mise en jeu de son corps, sa prestance, sa jeunesse, sa vulnérabilité, son dynamisme, et dont elle expérimente la crédibilité par le simple fait de sa présence. D’un côté, déjà séduisante, excitante, elle agit elle aussi, elle s’exprime, elle parle, elle est porteuse sans le vouloir de la dimension logos du phallogocentrisme par sa culture, ses connaissances, son écoute, son obéissance aux consignes qui lui sont données, la confiance qu’elle reçoit et qu’elle donne au réalisateur. Mais d’un autre côté, tout en soutenant cette dimension, elle l’évite, elle la contourne, elle se protège en gardant partiellement ses distances. Le phallogocentrisme n’est pas supprimé ni même diminué, il est affirmé, et tout en étant affirmé, il est aussi suspendu. Ce paradoxe ajoute à l’attrait du film, il contribue éventuellement à son succès, mais il peut être ressenti par la jeune femme comme culpabilité. Il arrive qu’elle ait le désir, ultérieurement, de dénoncer, de se venger.

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