Pour témoigner d’une trace ou d’un événement, il faut qu’il doit absent
Il ne sert à rien de témoigner d’un événement présent. Cela va de soi : l’événement témoigne de lui-même, par sa simple présence. Il ne sert à rien de témoigner, pour moi-même, d’un événement auquel j’ai assisté. On ne peut témoigner que pour autrui. Pour qu’un témoignage présente de l’intérêt, il faut une double absence : celle de l’événement, et celle du destinataire du témoignage, au moment où l’on suppose que l’événement a eu lieu. Le cinéma a pour particularité de cumuler ces deux absences : 1/ dans un film, l’événement dont il s’agit est soit fictif, soit éloigné dans le temps ou dans l’espace. La fonction du film est de rendre présente cette absence. On peut croire en la fiction, on peut penser qu’un documentaire restitue le réel, mais la fabrication du film (sa réalisation) n’aurait aucun sens si ces événements n’étaient pas absents. 2/ le film est destiné à être vu par un spectateur absent des événements mais présent lors de la projection. Pour que l’événement s’incarne, il faut que le spectateur ait confiance dans le film, à la manière dont on peut avoir confiance en la personne qui témoigne de ce qu’elle a vu.
Le cinéma ne cesse de jouer avec cette structure. Dans L’année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961), tout est fait pour brouiller l’événement raconté. Où sont les personnages ? Que font-ils ? S’est-il vraiment passé quelque chose l’année dernière à Marienbad ? On ne le saura jamais, et d’ailleurs le spectateur, embrouillé par les allers-retours du montage, n’est jamais sûr d’assister lui-même à la projection. Il peut se penser ou se sentir, aujourd’hui, aussi absent que l’événement raconté. La situation est à peu près la même dans La Bête dans le Jungle, ce récit d’Henry James repris par Benoît Jacquot, Patric Chiha ou Bertrand Bonello. Les deux personnages évoquent une rencontre initiale, originelle, où quelque événement extraordinaire était attendu. La rencontre et l’événement restent incertains jusqu’au bout. Seul le spectateur, par son interprétation, peut éventuellement lui donner corps, à condition qu’il ait quelque croyance en cette histoire, ce qui n’a rien d’évident. L’absence ayant tendance à se généraliser, la charge du témoignage revient au spectateur.
Une trilogie célèbre témoigne du rapport bouleversant à l’événement absent : Blow Up (Michelangelo Antonioni, 1967) – Conversation secrète (Francis Ford Coppola, 1974) – Blow Out (Brian de Palma, 1981). Dans les trois cas, il n’y a pas d’accès direct à l’évènement, mais seulement à sa trace. Le photographe Thomas n’aura jamais l’explication du meurtre qu’il croit repérer sur les agrandissements qu’il a effectués, le détective Harry Caul ne sait pas à quoi renvoie la conversation qu’il enregistre, et Jack Terry, l’ingénieur du son, devra renoncer à apporter les preuves définitives de l’assassinat du gouverneur McRyan. Dans les trois cas, l’événement leur échappe, ils ne peuvent pas reconstituer les « faits » sur lesquels ils pourraient s’appuyer, et dans les trois cas ils se sentent obligés, coupables, responsables de ce qui arrive ou de ce qui est arrivé. Ce n’est pas la trace elle-même qui les concerne, c’est l’interprétation qu’ils en font. Une personne extérieure, indépendante, se trouve soudain plongée dans un autre monde, où elle n’est pas seulement observatrice mais actrice. Dans les trois films, cette personne est un homme plus ou moins séduit ou entraîné par une femme, la femme finit par s’effacer, disparaitre, mais eux restent en étant chargés d’un poids supplémentaire dont ils ne se débarrasseront jamais. Ainsi va l’implication personnelle : une trace suffit pour témoigner d’un événement inconnu auquel on n’a pas assisté.