Memory (Michel Franco, 2024)

Les souvenirs peuvent céder place à une autre mémoire, une archi-mémoire, une insaisissable pulsion amoureuse

Le film commence par « I remember », Je me souviens. Dans une réunion d’alcooliques anonymes, des participants s’adressent à Sylvia1. Ils fêtent un anniversaire, son entrée dans le groupe il y a 13 ans. Pour cette occasion, Sylvia a fait venir sa fille Anna. On comprendra plus tard, pour les 14 ans d’Anna, que la mère a rompu avec l’alcoolisme au moment de sa grossesse. Pour la mère et la fille, une période prend fin. Sans doute va-t-il falloir se passer de l’appui du groupe dont la cohésion est forte, et ce n’est pas sans angoisse. La relation entre Sylvia et Anna n’est pas fusionnelle, mais très proche. La mère protège sa fille, la conduit à l’école, la ramène à la maison, la surveille même pendant ses récréations, l’empêche d’avoir un petit ami. Vis-à-vis des hommes, Sylvia pratique l’évitement. Elle les tient à distance, ne souhaite que des relations avec d’autres femmes, y compris pour les travaux domestiques. Elle ferme sa porte à triple tour, et préférerait qu’une femme vienne réparer son frigo. Les 13 ans dans le groupe AA ont été aussi 13 années de solitude. Les alcooliques anonymes l’écoutent, la soutiennent, mais on la sent triste, sans but ni perspective. Elle n’a pas d’amis, ne fréquente que sa sœur Olivia, et refuse de voir sa mère. 

Une fête est organisée pour les anciens élèves du lycée où Sylvia a été élève, Woodbury High. Elle hésite, s’y rend sans enthousiasme, n’y retrouve pas l’amie qu’elle recherchait, n’y participe à aucune conversation. Au milieu d’une danse2, tandis qu’un homme inconnu, aussi solitaire qu’elle, la regarde en souriant, elle décide de partir, rentrer chez elle, mais voilà : l’homme la suit. Qui est-il ? Pourquoi la suit-il ? Arrivée chez elle, elle s’enferme à double tour et le lendemain matin trouve l’homme endormi, frigorifié, devant sa porte. Elle avertit sa famille qui le prend en charge. Elle ne sait rien de lui – sauf qu’il est, sans doute, lui aussi, un ancien élève de Woodbury High. La scène suivante se passe chez l’homme. On apprend qu’il s’appelle Saul Shapiro3 et qu’il a perdu la mémoire. Dementia, dit-on, mais ce n’est pas une vraie folie, juste une contrainte à vivre dans le présent, une incapacité à se souvenir4. Il a une nièce (Sara) qui l’aime et un frère (Isaac), qui prend en charge sa vie quotidienne. L’imbroglio se met en place : Sylvia croit que Saul est l’un des types qui l’ont agressée sexuellement, dans son enfance, au lycée, mais Saul ne peut pas s’en rappeler. Ce n’est pas un conflit actuel, c’est un conflit de mémoires. Sylvia se souvient d’un certain Ben Goldberg qui la violait, mais Saul ne se souvient de rien. Elle se souvient des gars qui accompagnaient Ben, mais pas lui. Pour elle l’oubli est impossible, mais pour lui, l’oubli est automatique, c’est une sorte de facilité, it’s convenient, c’est bien pratique, l’accuse-t-elle. Elle ne peut pas le croire, car s’il n’était pas l’un des violeurs, pourquoi l’aurait-il suivie, de nuit, jusque chez elle ? Sa logique est imparable. Il faut qu’elle se venge, qu’elle s’empare de son identité (le badge qu’il garde autour de son cou), mais elle n’y arrive pas. Doit-elle se venger d’un dément ? Elle pleure, le retrouve dans les bois, se sent coupable. Avant même qu’elle apprenne, par sa soeur Olivia, qu’il ne pouvait pas figurer parmi les violeurs puisque qu’il n’est arrivé au lycée Woodbury qu’en 1986, après son départ à elle (1985), elle est ambivalente, mais lui ne l’est pas, il s’attache immédiatement à elle, de plus en plus, sans savoir qui elle est, et elle s’attache à lui, sans comprendre pourquoi. Ils se rapprochent peu à peu l’un de l’autre. Entre ces deux estropiés de la mémoire, l’attrait est physique, mais pas seulement. Sylvia se rappelle trop le passé, elle ne peut pas s’en débarrasser, tandis que Saul ne s’en rappelle plus, il vit dans le présent. Sylvia est obsédée par des événements anciens, ineffaçables, tandis que Saul semble libre de tout passé. On peut soupçonner cette liberté de cacher autre chose, encore pire, un trauma (un trauma ancien, oublié, encore plus archaïque que le trauma). Il aurait lui aussi des souvenirs cachés, inconscients. En entretenant l’oubli, sa maladie garantirait leur éloignement. Mais Saul ne ment pas, il ne sait pas mentir. Sans se souvenir de rien il sait qu’il n’a pas violé Sylvia, et il a raison. Au contraire Sylvia qui croit le reconnaitre, se trompe. On apprend dans la suite du film que le harcèlement sexuel dont elle a été victime au lycée prolonge l’inceste qu’elle a subi de la part de son père à partir de ses 6 ans. Elle n’a pas oublié cet inceste, elle s’en rappelle très bien, trop bien, elle en est dépositaire, et elle en veut mortellement à sa mère pour n’être pas intervenue, pour avoir refusé de la croire, jusqu’à aujourd’hui. Il n’y a, a priori, rien de commun entre Saul et Sylvia, et pourtant quelque chose les rapproche. Tout se passe comme si le trauma qu’il devine chez elle entretenait en lui un attrait, et l’innocence qu’elle devine en lui entretenait chez elle une attirance involontaire5. Saul montre le chemin à Sylvia : si tu renonces à tes souvenirs traumatisants, tu n’iras pas moins bien, tu iras mieux. Alors unissons nos parcours. Du trouble dans la mémoire (trop pour l’une, pas assez pour l’autre) surgit quelque chose d’inattendu, une modalité d’amour déséquilibrée, asociale, quelque peu scandaleuse, qu’on peut nommer archi-amour. Chacun trouve en l’autre une réparation, un pansement, sans savoir exactement lequel. Renoncer à la mémoire, ce n’est pas oublier, c’est seulement mettre de côté la mémoire consciente et laisser agir la mémoire inconsciente. En se laissant faire, Sylvia se soulage enfin, elle découvre le point d’aboutissement de son interminable cure chez les alcooliques anonymes.

Pour que ces deux êtres fassent un bout de chemin ensemble, il aura fallu qu’ils y soient poussés, l’un et l’autre, par une archive de l’amour. On ignore en quoi elle consiste pour Saul, on le comprend (ou on croit le comprendre) un peu mieux pour Sylvia, mais dans les deux cas, cette double archive, distincte mais pas incompatible, hétérogène mais pas sans rapport, irréductible, extérieure à la vie sociale, familiale, gouverne leur comportement. Pour vaincre leur timidité, leur réserve et surtout celle de leur environnement, il aura encore fallu que deux jeunes femmes d’une autre génération, la nièce de Saul et la fille de Sylvia, interviennent. Par intuition ou par identification, sans doute ne sont-elles pas étrangères à cette archive.

  1. Interprétée par Jessica Chastain. ↩︎
  2. Texte de la chanson : « I’m that thing that came your way / I tried my best to keep my distance / And I had to get in the way / I never meant to take it serious / Cause only most men have love in their veins / My heart’s been broken to pieces / And I don’t want to feel this way / Your love is better by the minute / And I’m happy when I feel this way / I have never been to the limit / You and I go all the Way / I’ll never take this down ».  ↩︎
  3. Interprété par Peter Sarsgaard. ↩︎
  4. On peut comparer le syndrome de Saul dans Memory à celui du personnage Leonard Shelby dans Mémento(Christopher Nolan 2000). Tous deux ne peuvent vivre que dans le présent, les événements s’effacent au fur et à mesure. Certes ils sont malades, incurables, mais c’est aussi une façon de vivre.  ↩︎
  5. A propos de ce film, l’actrice Jessica Chastain a déclaré : « En rencontrant une personne qui n’est pas reliée à son passé, Sylvia peut se libérer de son propre passé, redécouvrir à chaque moment de sa vie qui elle est ». ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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