Le Prince de Hombourg (Marco Bellocchio, 1997)

Un amour archaïque, irréductible, envers une exigence irrécusable, incontestable, précède et conditionne l’amour courant, socialisable et partageable

Heinrich von Kleist a commencé la rédaction de la pièce de théâtre, Le Prince de Hombourg en 1808, et l’a achevée peu de temps avant son suicide, le 21 novembre 1811. Les hésitations du Prince, ses allers-retours, son choix final d’accepter la mort, peuvent être lus comme la maturation de cet acte ultime de l’auteur. Le Prince tombe amoureux de sa cousine Nathalie d’Orange, un sentiment qu’on peut comparer à celui qu’éprouvait Kleist pour sa cousine Marie, à laquelle il écrit le 19 novembre 1811 : « J’éprouve le besoin de m’ouvrir à toi autant que je le pourrai, à toi qui es le seul être dont le sentiment et le jugement m’importent », et plus loin « Pendant que tu étais à Berlin, je t’ai abandonnée pour une autre, mais si cela peut diminuer ta peine, sache que cette nouvelle amie se propose non pas de vivre, mais de mourir avec moi, et sois persuadée que si elle prétendait vivre avec moi, je lui serais aussi peu fidèle que je le suis à toi ». Heinrich von Kleist choisit la mort, qui lui semble plus noble que la poursuite d’une vie quelconque, banale, un choix qu’il attribue aussi, dans un autre contexte historique et moral, à Friedrich Arthur Wilhelm de Hombourg. Le récit est situé pendant la guerre de Scanie, qui oppose le roi de Suède, allié aux Français, au Grand Electeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume 1er. Le 18 juin 1675 a eu lieu la bataille de Fehrbellin importante dans le récit historique prussien. Le Prince de Hombourg, neveu de Frédéric-Guillaume, commande la cavalerie de l’armée brandebourgeoise qui est aussi celle de la Prusse1, pays d’origine de Kleist, qui y a été officier avec le grade de lieutenant2. La veille de la bataille qu’il sait décisive, le Prince a une crise de somnambulisme. Au lieu de dormir, il déambule dans le jardin où il rencontre son ami Heinrich Hohenzollern3. Il raconte son rêve : un palais magnifique, une couronne de lauriers et aussi une femme, mais il ne se rappelle plus laquelle, qui lui mettait la couronne sur la tête. À son réveil, il se rend compte qu’il tient entre ses mains un gant – situation étrange où le rêve rejoint la réalité. D’où vient ce gant ? Le lendemain, pendant la réunion de préparation de la bataille, il a du mal à se concentrer. Le rêve de la veille l’a, dit-il à son ami, comme ensorcelé. Pendant que le feld-maréchal explique sa stratégie, il n’écoute pas, son attention est attirée par Nathalie qui cherche son gant. Il le laisse tomber à ses pieds, elle le ramasse : un geste de réunion par lequel, virtuellement, l’alliance est conclue. Sans qu’ils ne se soient rien dit, ou presque, ils sont fiancés.

Reprise assez fidèlement par le film, la pièce de Kleist commence et finit par une perte de conscience. Somnambule au début, le prince s’évanouit au moment où, à la fin, on lui retire son bandeau. Entre les deux prend place un récit de bataille, un drame du dévouement, de la fidélité, de l’obéissance ou de la désobéissance à la loi. Gouverné par son intuition, son cœur dit-il, le Prince ne respecte pas le plan de bataille. Comme dans l’histoire du gant, c’est son rêve qui lui dicte la vérité. Il déclenche plus tôt que prévu l’attaque de la cavalerie, et malgré une chute de cheval, conduit ses hommes à la victoire. Fiers et heureux, ils reviennent au campement. C’est alors que, par erreur, la mort de Frédéric-Guillaume est annoncée. Nathalie pleure, orpheline une deuxième fois, dit-elle. Le Prince la rassure, il la soutiendra pour toujours, ils s’embrassent. C’est une confirmation des fiançailles virtuelles, avant un nouveau retournement : Frédéric-Guillaume n’est pas mort (la chute de cheval d’un autre dignitaire avait été mal interprétée4). Le souverain apprend que la victoire a été obtenue au prix d’une faute grave : le non-respect des consignes par un militaire. Il s’agit de son neveu qui doit, comme n’importe quel membre de l’armée, être jugé par une cour martiale. Conformément aux usages, il est condamné à mort. Au début le Prince pense qu’il s’agit d’une simple condamnation symbolique. Comment son oncle qui l’aime et l’a toujours considéré comme un fils pourrait-il décider de le faire tuer ? Puis devant l’évidence, il est désespéré. Paniqué par sa mort prochaine5, il rend visite à sa mère, la suppliant d’intervenir. Du point de vue de Kleist, c’est le temps de la déchéance morale, de l’anéantissement. Nathalie le prend en pitié. Elle intervient auprès de Frédéric-Guillaume, qui est aussi son oncle, à elle. Celui-ci semble céder, mais répond en réalité par une ruse : « S’il pense que la sentence est injuste, je l’annule et je le libère ». Le Souverain demande au condamné de décider lui-même de son sort. Il lui écrit : « Si tu penses que tu as subi une injustice, écris-le moi, et tu es libre ». Le Prince n’ignore pas que la loi vaut pour tous, y compris pour lui. La tombe, dit-il à Nathalie, est devenue pour lui une épouse. Il relit la lettre, et reconnait dans sa réponse avoir été traité avec justice. Nathalie dit « Si tu réponds de manière sublime, il agira aussi de manière sublime et confirmera ta condamnation ». Il répond : « Il agit comme il veut, et moi je dois répondre comme je dois ». Le rapport hiérarchique abandonné dans la bataille est restauré. Elle sourit, car finalement il n’est pas tombé si bas, mais elle pleure, car elle l’aime. « Si tu suis ton coeur, alors je dois suivre le mien ». À son tour à elle de ruser : elle appelle la cavalerie à la révolte, mais rien n’y fait, le souverain confirme la condamnation à mort. 

Se croyant voué à une mort certaine, Friedrich Arthur de Hombourg prononce la phrase : « Maintenant, ô immortalité tu es à moi »6. Il exprime sa nostalgie de la beauté du monde : « A travers ce bandeau c’est la lumière d’un millier de soleils qui m’aveugle. Mes ailes grandissent et mon esprit se libère dans le silence des cieux. Comme un bateau qui s’éloigne du port, toutes les formes de vie s’effaceront devant moi ». Il croit avancer vers le gibet quand on lui retire le bandeau : en réalité ce n’est pas sa mort, mais son mariage. Nathalie lui dépose la couronne de laurier, il s’évanouit, on le réveille au son du canon. « Est-ce un rêve ? » demande-il. Le film de Marco Bellocchio se termine sur cette phrase. Comme tout mélodrame qui se respecte, l’histoire finit bien, il y a de quoi pleurer.

Dans la pièce de Kleist, Heinrich Hohenzollern propose au souverain une analyse quasi-psychanalytique du comportement du Prince7. « Jamais dit-il, il n’a fait un rêve si vivant ». Avec l’irruption du gant, la distinction entre rêve et réalité, déjà fragilisée par la crise somnambulique, se serait brouillée complètement. Faut-il en déduire que l’homme était à ce moment irresponsable, innocent ? Sur le plan politico-militaire, c’est au souverain de juger, mais sur un autre plan, le crise révèle le lien profond, archaïque, entre patriotisme, amour et mort. On peut mourir pour la patrie ou par obéissance au souverain. C’est un lien plus fort que l’amour maternel, plus fort que l’amour conjugal. Nathalie et la mère du Prince lui conseillent toutes deux de se conduire « avec noblesse », comme si la relation amoureuse (ou archi-amoureuse) entre un homme et sa patrie, entre un militaire et son supérieur, prévalait sur toute autre. La scène finale ou le mariage vient à la place de la mort n’est pas transcendante, c’est l’inverse, elle ramène à la vie sociale courante, banale, elle fait oublier l’héroïsme au profit des attachements concrets de la vie de tous les jours. Toute sa vie, Kleist a été fasciné par l’armée, les actions militaires. Dans une lettre à sa cousine Marie von Kleist, peu avant de mourir, il explique que la faiblesse du souverain de son époque (Frédéric-Guillaume III) devant les exigences de Napoléon provoque en lui une réaction physique. « L’alliance de notre roi avec les Français me répugne plus que je ne saurais le dire »8.

La pièce de Kleist, Le Prince de Hombourg, a été beaucoup jouée après la seconde guerre mondiale. Gérard Philippe a incarné le Prince au Festival d’Avignon de 1951, et ensuite pendant plusieurs années jusqu’en 19559. À cette époque l’idée de mourir pour la patrie était concrète, récente. Pour les résistants, un choix personnel pouvait conduire à l’abandon de la famille, du mariage, contredire et combattre la loi courante et l’autorité politique. Dans le texte de Kleist, le Prince doit avoir traversé l’épreuve d’une quasi-mort pour prouver son lien irréductible avec la loi. L’amour de la patrie passe avant tout autre type d’amour. Il en va de même lors de son suicide : il faut qu’il soit lié à Henriette Vogel par un amour spécial, singulier, qui n’entre pas en concurrence avec celui qu’elle éprouve pour son mari ou sa fille. Cet archi-amour, inconditionnel, est lié à la mort car il est déjà une quasi-mort, un retrait, un effacement, devant une loi irrécusable, indéniable, incontestable, représentée par le chef militaire, le souverain ou la patrie mais plus profonde encore, plus archaïque10. Quelles que soient les catastrophes ou les souffrances qu’elle inflige, quel que soit le lien dont elle est porteuse avec la pulsion de mort, il faut aimer cette loi, et aussi la justice dont elle est porteuse.

  1. Cette bataille est un moment décisif dans l’émergence du nationalisme allemand. La date du 18 juin a été fêtée chaque année en Allemagne jusqu’en 1914. ↩︎
  2. Analogie historique : l’époque de Kleist est celle des guerres napoléoniennes dans lesquelles l’ennemi, selon lui, est français. ↩︎
  3. Dans l’espoir d’une coalition entre la Prusse et l’Autriche contre Napoléon, Kleist a voulu écrire un drame en l’honneur de la famille Hohenzollern. Le texte est inspiré par un texte de Frédéric II, roi de Prusse, Mémoires pour servir à l’histoire de la Maison de Brandebourg↩︎
  4. Le Prince et le Souverain sont tous deux affectés par une chute de cheval sans conséquence : aveu de faiblesse, de fragilité, d’éloignement de la position officielle. Si Hombourg a fait perdre deux batailles, et s’il ne faut pas qu’il en fasse perdre une troisième, comme le dit le Souverain, c’est qu’il n’est pas infaillible. ↩︎
  5. Il voit, de loin, les soldats creuser sa tombe. ↩︎
  6. C’est la phrase que les nazis, pendant la guerre, ont fait inscrire sur sa tombe. ↩︎
  7. A propos de ce film, Marco Bellocchio a déclaré : « Il y a dans le personnage du prince de Hombourg une passion, une capacité d’agir selon l’inconscient et non la conscience qui m’a fascinée ». ↩︎
  8. Le 15 août 1811, jour de la Saint Napoléon, est considéré comme l’apogée de l’empire. Kleist se sera suicidé peu avant sa chute. ↩︎
  9. On peut se demander pourquoi ce film, sélectionné à Cannes en 1997, est resté inédit dans les salles françaises jusqu’en 2015. Sans doute le souvenir de la Résistance était-il trop lointain, et le respect de la loi moins exigeant. ↩︎
  10. La quasi-totalité du film se passe de nuit. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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