Ce monde étant inhabitable, je dois m’en aller, fuir, ne rien laisser derrière
Que faire quand on a le sentiment, ou la certitude, de ne plus pouvoir habiter le monde tel qu’il est ? On peut subir plus ou moins passivement, tenter de survivre, se résigner, s’accrocher à l’ancien monde même en sachant qu’on va disparaître avec lui. On peut dénier la réalité, souffrir, pleurer, entretenir le deuil ou la nostalgie. On peut aussi se retirer, tenter d’ouvrir un autre monde, se laisser porter par d’autres forces, des spectres ou des puissances hybrides, ou encore soutenir l’autre qui pourra peut-être faire advenir le commencement d’une solution (même si l’on n’y croit pas). Mais si rien de tout cela ne marche ou n’est envisageable, il reste la fuite : tout laisser tel quel, derrière soi.
Dans Thelma et Louise (Ridley Scott, 1991), un monde est toujours en place, on pourrait dire en vigueur, plutôt trop que pas assez, mais pour certaines personnes victimes d’un viol ou d’une tentative de viol, ce qui revient au même, il est devenu inhabitable. Le viol est impardonnable, irréparable, il fait trou dans un monde déjà fracturé, fissuré (car sinon il n’y aurait pas eu de viol), tellement fracassé que ces deux femmes se laissent entraîner dans une aventure où elles préfèrent laisser la vie. Entre les deux, il n’y a pas de lien politique ni idéologique, pas de raison factuelle d’être solitaire, mais une obligation, une contrainte de retrait si puissante qu’elle s’impose sans discussion, sans hésitation. Leur fuite va au-delà de la fuite, c’est un vol planant, une explosion visuelle.
La trilogie de Ti West, X – Pearl – MaXXXine, met en scène deux femmes descendantes l’une de l’autre, interprétées par la même actrice, Mia Goth, réunies dans la même injonction : massacrer père et mère plutôt que de continuer à vivre comme eux. Au début la négativité ne semble pas totale, absolue. Elles ont une ambition, devenir actrice, star à Hollywood, mais la suite démontre que cet espoir compte moins que leur rejet absolu, définitif, d’un monde haï. Elles sont brutales, sans pitié ni compassion. De leur point de vue marqué par une force ancestrale, incontrôlable, la question de la violence ne se pose pas car elle est évidente, elle s’impose. Il faut s’en aller, fuir à tout prix. Il faut que la ruine qui reste derrière elles soit pire qu’inhabitable, inexistante.