Senso (Luchino Visconti, 1954)

Inconditionnel, excessif, asocial, irrationnel, l’appel archi-amoureux brouille les valeurs, les noie dans une équivalence/indifférence générale

Il y a entre la comtesse Livia Serpieri1 et son mari le comte Serpieri plus qu’un désaccord politique. La comtesse soutient les nationalistes italiens dont son cousin, le marquis Roberto Ussoni, est l’un des dirigeants, tandis que le comte, qui dirige l’opéra de Venise2, peut s’accommoder de tous les pouvoirs. Mais ce n’est pas tout. L’autre problème de la comtesse est sa frustration amoureuse et sexuelle : elle ne supporte plus la vie qu’elle mène avec le comte. Certes elle a des privilèges, elle est servie, respectée, mais elle s’ennuie, sa vie s’égrène sans but, il lui faut d’autres aventures, un autre homme. Elle tire parti des circonstances pour se distinguer. Son premier engagement est politique : elle soutient son cousin avec tellement d’énergie et de conviction parfois imprudente qu’on les croit amants, ce qui n’est pas vrai. Vis-à-vis des troupes autrichiennes qui occupent Venise, elle use de sa position pour aider, autant que possible, les partisans de Garibaldi3. On est en 1866, la ville de Venise majoritairement peuplée d’Italiens est sous domination autrichienne. Le Royaume d’Italie, proclamé par le roi de Sardaigne Victor-Emmanuel II en 1861 dans le contexte du mouvement d’unification de l’Italie (le Risorgimiento4), s’est allié avec la Prusse et la France de Napoléon III contre l’Autriche. Alors que les armées prussiennes remportent des succès, l’armée italienne, pourtant en supériorité numérique, est battue lors de la bataille de Custoza le 24 juin 18665. Visconti insiste sur cette défaite paradoxale de la Troisième Guerre d’Indépendance italienne : le royaume d’Italie, qui perd sur le plan militaire, sera compté parmi les vainqueurs en tant qu’allié de la France et de la Prusse. Le traité d’armistice du 12 août 1866 et les traités de paix successifs obligeront l’Autriche à céder à l’alliance la Vénétie, qui sera immédiatement intégrée dans l’Italie unifiée. Le film ne va pas jusque-là, son action est ramassée sur un mois, du 27 mai 1866 au moment où les Autrichiens fêtent leur inutile victoire, qui se trouve être le moment où la comtesse trahit définitivement ses anciens amis et ses anciennes convictions.

Elle en arrive là, croit-elle, par amour. L’homme qui s’est substitué à son cousin Roberto est un officier autrichien, dénommé Franz Mahler6, plus jeune qu’elle7. Après quelques chastes promenades, elle tombe rapidement sous son emprise avec autant d’énergie et d’imprudence que pour son ex-engagement politique. L’essentiel pour elle est de prendre le contre-pied des valeurs de la vie conjugale. L’homme est cynique, égoïste et opportuniste, elle ne peut que s’en rendre compte mais peu importe, à la limite ce pourrait être n’importe quel homme, du moment qu’elle s’échappe. Le film n’est pas une chronique de l’amour, c’est plutôt une chronique de la trahison. Tous deux trahissent leur pays et tous deux finissent pas se trahir l’un l’autre. Traître à l’Autriche, l’officier proclame son indifférence à la chose militaire, tandis qu’en détournant la somme qui lui a été confiée, la comtesse donne la priorité à sa passion sur toute autre considération. La traîtrise étant leur point commun, il est fatal qu’ils se trahissent mutuellement. Entre l’abandon des croyances, des fidélités, et la fin d’un monde, le film trace des parallèles8. Pour les amants, Die Welt ist fort : l’officier autrichien sait que virtuellement, l’Autriche a perdu la guerre bien qu’elle ait gagné une bataille; la comtesse sait que la victoire des patriotes italiens ne peut conduire qu’à la disparition de ses privilèges. Le film se termine par la mort du noble Roberto lors de la bataille de Custoza, une disparition incompréhensible et absurde, et par l’inéluctable déclassement de la comtesse. Les deux amants tous deux issus de l’aristocratie (comme Roberto) sont confrontés à l’épuisement de leur monde. Il ne s’agit pas d’une apocalypse, la fin du monde en général, mais d’un misérable écroulement d’une classe sociale. Le film de Visconti laisse entendre que d’autres survivront : le peuple, les paysans, les domestiques. On les voit parfois (rarement) passer dans le film, mais conformément aux convictions politiques de Visconti, ils habitent constamment, à l’horizon, le hors-champ. Finalement le hors-champ triomphera du champ – nul n’en doute. Visconti braque la caméra sur ceux qui n’ont pas d’avenir car il se sent emporté lui aussi, pris lui aussi dans un rapport amour/haine à l’égard d’un monde en déshérence. Il est fasciné par une déchéance qui n’est pas la plus courante ni la plus répandue, mais la plus familière. L’effondrement du pouvoir souverain de cette minorité sera encore plus violemment décrit dans la trilogie dite allemande qu’il mettra en scène plus d’une décennie plus tard (1969-72). Dans Senso, les amants renoncent à leur autonomie. Quoi qu’elle dise, pense ou fasse, la comtesse dépend de son époux, et Franz est un militaire subordonné aux ordres de ses chefs. Qu’ont-ils à perdre ? Leur confort (relatif), leurs illusions – surtout pour la comtesse, mais Franz peut lui aussi imaginer qu’il gagnera toujours au jeu, qu’il pourra continuer à vivre par la triche et la tromperie. Ce sont des losers qui se raccrochent au dernier truc qui les maintient encore vivants : l’amour pour la comtesse, le plaisir pour Franz. Ils ne peuvent pas ignorer qu’un artefact de ce genre est destiné à s’effacer.

Avec ses personnages caricaturaux et sa fin tragique, le film renvoie autant à l’opéra9 qu’au cinéma. Il est question d’une passion amoureuse qui ne peut conduire qu’à l’auto-destruction, à la mort réelle (Franz) ou sociale (Livia). L’abandon par les amants des règles qui gouvernent leur milieu les conduit à la relégation. Tandis que Franz est un individu méprisable et qui se méprise lui-même, motivé par la lâcheté, le plaisir et le goût de l’argent, Livia est gouvernée par un tout autre type d’engagement : un amour exagéré, excessif, quasi-hypnotique, détaché des qualités de la personne qui en est l’objet. Cet amour incontrôlable, irrépressible malgré la sanction brutale qui le transforme en son contraire, je l’ai nommé archi-amour, une passion qui peut prendre selon les cas des chemins sublimes, admirables ou détestables, grandioses ou sordides, mais conduit toujours à l’auto-destruction. L’archi-amour méprise les conventions, il abhorre la vie conjugale. Il ne s’encombre pas d’un domicile, un chez-soi, et encore moins d’une généalogie. Il ignore tout conformisme, toute reconnaissance, il ne se soumet à aucune condition et n’a d’autre légitimité que lui-même. Le choix du titre finalement retenu pour le film, Senso, et la somptuosité de ses décors et ses reconstitutions, mettent l’accent sur la dimension sensuelle de ce type d’amour. Chaque situation est liée à une certaine palette de couleurs, chaque sentiment se retrouve dans la forme des vêtements ou l’ambiance chromatique. L’archi-amour engage chaque fois l’entièreté du corps. Il n’autorise aucun compromis, aucune limitation, aucune frontière. Il brouille les places et les rôles, et s’il fait chuter dans l’indifférenciation, ce n’est pas de l’indifférence. Des cadres qu’il rejette, il peut conserver le luxe, l’esthétique, la part de jouissance. En associant la bataille perdue de Custoza à l’aventure (archi-)amoureuse de la comtesse, Visconti noie son propre (archi-)passé sous les dorures de théâtre et les décors majestueux de la campagne vénitienne. 

  1. Interprétée par Alida Valli. Visconti avait d’abord pensé à Maria Callas pour ce rôle, puis à Ingrid Bergman, mais celle-ci était occupée par son mariage avec Rossellini. ↩︎
  2. Le début du film a été tourné sur le site de La Fenice avant sa seconde destruction par le feu (1996). La première avait eu lieu en 1836 – le théâtre a été deux fois reconstruit. ↩︎
  3. Des tracts sont jetés dans l’enceinte de l’opéra au moment précis où l’on crie : Aux Armes! Aux Armes! ↩︎
  4. Selon Antonio Gramsci, le Risorgimento n’a pas été le résultat d’une révolution populaire. Les seuls groupes véritablement intéressés au pouvoir piémontais étaient les industriels et les intellectuels, qui y trouvaient un intérêt commun. ↩︎
  5. Visconti aurait voulu donner à son film le titre « Custoza », mais face à l’indignation générale (ses producteurs, ses amis, la censure), il lui a fallu changer et modifier la fin pour ne pas être accusé de trahir (lui aussi) la cause italienne. ↩︎
  6. Il semble que Visconti ait choisi ce nom en référence au compositeur Gustav Mahler (1860-1911), bien qu’il n’y ait pas de relation directe. De façon plus compréhensible, il choisira le compositeur comme modèle de Gustav von Aschenbach dans Mort à Venise (1971). ↩︎
  7. L’actrice Alida Valli avait quatre ans de plus que l’acteur Farley Granger, fraîchement revenu d’Hollywood. ↩︎
  8. Tourné en Technicolor, il imite la splendeur (supposée) de la vie des classes nobles. Comme pour Le Guépard (1963), le perfectionnisme formel de Visconti a quasiment conduit les producteurs à la faillite – autre chute à venir. ↩︎
  9. Le film est rythmé par la Symphonie n° 7 en mi-majeur de Bruckner. Il commence par une représentation de La Trouvère de Verdi, à la Fenice, un opéra créé le 12 janvier 1857 à l’Opéra de Paris – peu de temps avant les événements du film. Au moment à Livia rencontre Franz dans sa loge, Leonora chante le solo de son amour condamné. Peu après la sortie du film, Visconti commencera une carrière de metteur en scène d’opéra. Il dirigera 25 opéras en tout, 5 fois avec Maria Callas à La Scala. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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